
Crédit : Myriam Lafrenière
Le journaliste Guy Gendron est passionné de la Seconde Guerre mondiale. Lors d’un reportage sur la commémoration du 50e anniversaire du débarquement de Normandie pour Radio-Canada, il fit la rencontre de Vera Atkins, chef des renseignements de la Section F du Special Operations Executive (SOE). Celle-ci le mit sur la piste du « commandant Guy » Biéler, un « homme parmi les garçons » dira-t-elle de lui, admirative.
De fait, Gustave « Guy » Biéler a servi dans le SOE durant la Seconde Guerre mondiale. Le « commandant Guy » a été le premier Canadien volontaire de ce service secret britannique à être parachuté en France en novembre 1942.
Plus de 25 ans après sa rencontre avec Vera Atkins, le reporter présente Le Meilleur des hommes. L’histoire de Guy Biéler, le plus grand espion canadien (Québec-Amérique, 2018), un intéressant et touchant récit biographique sur ce soldat de l’ombre. Entrevue.
Pourquoi avoir choisi de mettre en lumière le destin exceptionnel de Guy Biéler?
Guy Gendron : D’abord parce qu’il m’a semblé intolérable que son histoire soit si méconnue ici alors que, s’il s’était agi d’un Américain, on en aurait déjà fait plusieurs films, tellement elle est remarquable. Vera Atkins, l’âme du SOE, m’avait personnellement encouragé à raconter sa vie et son sacrifice. Je m’y étais aussi engagé auprès des enfants de Guy Biéler…il y a près de 25 ans!
Il était temps que je remplisse ma promesse, surtout en cette année du centenaire du Jour du Souvenir qui nous invite à honorer la mémoire de ceux et de celles qui ont sacrifié leur vie lors des grands conflits mondiaux du siècle dernier.
Dans quelles circonstances Guy Biéler amorça-t-il sa mission dans la région de Saint-Quentin dans la nuit du 18 novembre 1942?
Son parachutage en France fut une catastrophe. À la suite d’une erreur de pilotage, lui et deux autres agents furent lâchés à plusieurs kilomètres de distance du site prévu, au-dessus d’un territoire boisé. Pour éviter de s’embrocher dans un arbre, il a dû relever les jambes, de sorte qu’il a atterri sur le dos, sur un rocher, se fracturant la colonne vertébrale.
Il lui fallut plusieurs mois pour parvenir à marcher de nouveau. Entre-temps, il a refusé l’ordre du SOE de rentrer à Londres, préférant travailler à partir de son lit à la création d’un nouveau réseau de la Résistance, au nord de Paris, dans la région de Saint-Quentin. Il s’y est installé en avril 1943.

Fonds du Major Gustave « Guy » Biéler, Musée canadien de la guerre
Biéler anima le réseau Musician. Quels étaient les objectifs de ce réseau? Comment opérait-il?
Le principal objectif était d’armer et d’entrainer des groupes de Résistants français pour qu’ils servent d’appui lors du débarquement des Alliés. Il leur faudrait désorganiser les Allemands par des opérations de commandos, saboter les communications, faire sauter des ponts. La tentative ratée de débarquement à Dieppe, en août 1942, avait montré l’importance de pouvoir compter sur une force tactique implantée sur le territoire à libérer.
L’objectif secondaire était de conduire des opérations de sabotage contre des industries contribuant à l’effort de guerre allemand et à paralyser le transport de matériel et de troupes. Guy Biéler a recruté et armé 25 groupes de Résistants qui sont parvenus à paralyser jusqu’au tiers de la circulation ferroviaire entre la France et l’Allemagne à l’automne 1943.
La Gestapo arrêta le « commandant Guy » à la mi-janvier 1944. Il fut emprisonné, torturé, entre autres dans une aile particulière du camp de concentration de Flossenbürg. Pourtant, vous écrivez qu’il n’aurait jamais rien révélé de ses activités à ses tortionnaires. Comment avez-vous découvert qu’il était d’une telle force?
Les Allemands étaient très minutieux dans la tenue de leurs livres comme en témoigne le recueil contenant les noms des 35 000 prisonniers morts en captivité au camp de Flossenbürg. Pourtant, il leur en manquait un, ont remarqué les historiens allemands qui ont fouillé les archives du camp. De plus, il s’agissait d’un des détenus de l’aile réservée aux prisonniers spéciaux, là où 13 autres espions du SOE avaient été enfermés au même moment.
Les gardes allemands l’avaient simplement désigné comme « Guy le Canadien », ce qui indique qu’il avait refusé de leur révéler son identité. On peut en conclure qu’il avait choisi de s’enfermer dans un mutisme total, ce qui se confirme dans le fait que la plupart des membres des réseaux qu’il avait dirigés n’ont jamais été arrêtés par la Gestapo.
Biéler est vite devenu un héros en France. Des rues portent son nom. Il est entre autres reconnu pour avoir toujours cherché à épargner le plus possible les civils lors des opérations du réseau Musician. Quel portrait en ont fait ceux qui l’ont côtoyé, depuis ceux qui ont assuré son entraînement jusqu’aux Allemands, ses tortionnaires?
Le dirigeant de la section F du SOE, celle opérant en France, le colonel Maurice Buckmaster, a écrit que Guy Biéler était le meilleur agent qu’ait formé son organisation.
Les Résistants dans la région de Saint-Quentin lui ont longtemps voué un culte quasi mystique en reconnaissance des efforts qu’il a déployés pour protéger la vie des civils, par exemple en convainquant Londres de cesser les bombardements d’usines, d’infrastructures ou de convois d’armement dans la région, pour privilégier leur destruction par des opérations de sabotage menées par les groupes de Résistants qu’il dirigeait.
Immédiatement après la guerre, trois villes et villages ont donné son nom à une de leurs rues, dont deux pour qui c’est la rue principale! C’est dire la place d’honneur qu’il s’est mérité.
Même les Allemands ont reconnu le caractère exceptionnel de l’homme qui, il faut le préciser, pouvait communiquer avec eux dans leur langue qu’il parlait couramment, en plus de partager la même religion, protestante.
On peut conclure que ces liens culturels et le courage dont il a fait preuve pendant ses huit mois de captivité expliquent leur décision de lui offrir une garde d’honneur lors de son exécution en septembre 1944. De tous les espions du SOE tués par les Allemands, soit plus d’une centaine, il s’agit du seul cas du genre.

Fonds du Major Gustave « Guy » Biéler, Musée canadien de la guerre
Outre des ouvrages historiques, tels le livre de Roy MacLaren, Derrière les lignes ennemis, les agents secrets canadiens durant la Seconde Guerre mondiale (LUX éditeur2002) que vous citez, quelles sources documentaires avez-vous découvertes et exploitées?
Les archives personnelles de sa fille, Jacqueline Biéler ont été d’une grande utilité. Pendant toute sa vie, elle a accumulé tout ce qu’elle pouvait trouver sur son père : photographies, lettres manuscrites, articles de journaux ou de magazines et documents divers. Elle a aussi rencontré plusieurs résistants qui avait connu son père et recueilli leurs témoignages.
Les archives départementales dans la région de Saint-Quentin contiennent également plusieurs dossiers sur les activités des mouvements de la Résistance sous l’occupation, ainsi que des exemplaires de journaux de l’époque.
Enfin, des citoyens de la région, amateurs d’histoire, ont amassé les témoignages des membres de différents réseaux ayant opéré dans le nord de la France. Ces recueils fourmillant de détails précieux m’ont permis de découvrir beaucoup d’aspects qui avaient échappé à l’histoire officielle du SOE.
La recherche menée pour retracer une telle vie comporte sans doute quelques écueils. Lesquels?
On dit souvent que l’histoire est racontée par les vainqueurs. Elle est surtout racontée par les survivants et, malheureusement, Guy Biéler n’en a pas fait partie. Cependant, sans doute grâce à son silence face à la Gestapo et au soin qu’il avait pris à compartimenter les réseaux qu’il dirigeait, beaucoup de Résistants ont survécu à son arrestation et ont pu par la suite témoigner de son courage. Il est aujourd’hui à peu près impossible de retrouver des survivants de cette époque capables de la raconter, de sorte que le principal écueil a consisté à tenter de recoller de manière cohérente et crédible les fragments de mémoire qui nous en sont parvenus.
J’ai aussi cherché pendant plusieurs années un moyen de présenter cette histoire, ce qui représentait un énorme défi de trouver une structure qui serait appropriée. Car l’histoire de Guy Biéler s’inscrit dans celle plus large de la Deuxième Guerre mondiale, mais elle s’enchevêtre aussi avec l’histoire plus intime de sa fille Jacqueline qui a passé toute sa vie à chercher ce père dont elle n’avait conservé aucun souvenir.
Trois « voix » émaillent votre récit : celle du narrateur, celle de Biéler et celle de sa fille, Jacqueline, qui était très jeune lorsque son père a quitté femme et enfants pour s’enrôler volontairement. Certains passages relatant ses souvenirs sont très touchants. Elle semble avoir finalement fait la paix avec son passé d’orpheline de guerre. Pourquoi avoir choisi d’inclure sa voix au récit?
La guerre a des conséquences humaines qui vont au-delà de la mort des héros. Dans le cas de Guy Biéler, cet aspect est fondamental. À la différence de la plupart des soldats, il était marié et père de deux enfants. Il aurait très bien pu éviter le combat, d’autant plus qu’il était complètement aveugle d’un œil, ce qui aurait même dû le disqualifier pour être admis dans l’armée.
Cette décision a été marquante pour la jeune Jacqueline, elle a changé son destin et a alimenté en elle un désir de « retrouver » ce père qu’elle avait à peine connu. Sa quête donne lieu, je crois, aux passages les plus émouvants du livre. Elle apporte surtout un message d’espoir qui nous réconcilie avec notre humanité.
Depuis la guerre, Guy Biéler est célébré en France, mais méconnu au Québec. Comment expliquez-vous cela?
D’abord, sa condition d’agent secret l’a condamné à un certain anonymat. Puis, le fait qu’il soit mort à la guerre ne lui a pas permis de raconter ses exploits et d’en obtenir le crédit. Il y a peut-être aussi le fait qu’il s’agissait d’un Canadien d’adoption venu s’installer à Montréal à l’âge de 20 ans. Bien que le français fût sa première langue, il était de religion protestante.
Dans le Québec de l’après-guerre, dominé par le clergé catholique, cela n’en faisait sans doute pas le héros canadien-français idéal. Tout de même, il me semble inconcevable qu’il n’y ait pas aujourd’hui à Montréal un seul monument, pas même une seule ruelle qui lui rende honneur. « Je me souviens », dit la devise du Québec. Parfois, on se demande de quoi.
Sébastien Vincent commente le livre de Guy Gendron dans Le Devoir.

Crédit : Édition Québec Amérique
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