Il y a un an déjà, notre ami ancien combattant Gilbert Boulanger nous quittait. À cette occasion, nous reproduisons à nouveau l’hommage que Sébastien Vincent a publié sur le site, puis lu lors des funérailles en janvier 2014.

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Cher ami,

Vous avez été pour nous un modèle. Vous demeurerez pour moi un grand-père spirituel.

Je me propose ici de dire publiquement, une fois encore, toute l’amitié chaleureuse que j’éprouve pour vous. Je remercie la famille de m’offrir si généreusement cette tribune pour vous saluer une ultime fois. À tous vos proches, j’offre mes plus sincères sympathies.

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Engagé volontaire en 1940 par amour de la vie aventureuse de l’aviateur, vous avez été un témoin extraordinaire. Un jeune homme de 18 ans à peine sorti de l’adolescence, témoin de la folie des hommes à la guerre, de la violence et de la peur qui noue l’estomac quand approche le combat. Témoin de la terrible incertitude lorsqu’on vole, vulnérable, dans le firmament hachuré par les tirs de la DCA ennemie. Vous avez été l’un des derniers vétérans encore en mesure de faire oeuvre de témoignage. Vous avez été un de leur digne et précieux porte-parole.

Cher ami, vous avez été un survivant. Les hasards de la guerre vous ont mené à devenir mitrailleur sur des bombardiers durant la Seconde Guerre mondiale. Vous êtes passé par l’Écosse, Gibraltar, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Vous avez séjourné en Angleterre alors assiégée. En plus de survivre à l’écrasement de votre appareil, vous avez participé à plus de 37 missions de bombardement au-dessus de l’Italie, de la Belgique, de la France et de l’Allemagne entre 1943 et 1945. Vous avez survolé à deux reprises le ciel de Normandie dans les heures qui ont précédé le débarquement et obtenu en septembre 1944 la Distinguish Flying Cross.

Avec vous, point de mise en scène hollywoodienne, mais la guerre, la vraie, celle qui se fait dans le ciel, le bruit, le chaos et l’angoisse. Pour vous, pour vos frères d’armes et de sang, la guerre s’est avéré un moment éprouvant, terrifiant, traumatisant. Une expérience marquante qui vous a transformé et, peut-être, donné des aptitudes à affronter la suite de l’existence. Vous avez su conserver sur votre expérience exceptionnelle un regard lucide, exempt de toute tentative de magnification ou d’édulcoration.

L’Alouette affolée. Le titre de vos touchants souvenirs de guerre vous a tant ressemblé. Vous y avez mis le tact et la sensibilité du conteur authentique qui a su garder la candeur du jeune homme qu’il a été. L’alouette, le nom de votre escadrille de l’Aviation royale canadienne, la 425e. L’alouette, un oiseau qui a pour territoire de conquête l’azur infini. Vous ne cessiez vous-même de répéter : « Make it happen », comme quoi on peut tout conquérir ou presque. Affolée, parce qu’au fond, le garçon originaire de Montmagny, orphelin de mère que vous étiez avec vos neuf frères et soeurs, n’était pas fait pour la guerre. Vous avez été un homme qui a poursuivi la paix : « Quand les hommes vivront d’amour, il n’y aura plus de misère », fredonniez-vous souvent.

Au cours des hommages qui vous ont été rendus et des interventions publiques que vous avez menées, vous avez soutenu que les véritables héros se trouvent en terre. C’était sincère. Évoquant dans vos souvenirs de guerre la rencontre avec un ancien combattant russe en avril 2002, vous avez écrit dans L’Alouette affolée : « Nous étions des survivants! Nous le savions. Cela suffisait. Peut-être qu’en nos âmes résidait un sentiment de culpabilité, du fait d’être là, vivants, malgré la mort des autres, malgré tout. » Jusqu’à la fin, vous avez ressenti cette culpabilité de compter parmi les survivants à cette effroyable guerre alors que tant de vos frères d’armes, de vos frères de sang, ont payé de leur vie, sans oublier les centaines de milliers de civils qui ont péri dans le feu craché entre autres par les bombardiers alliés. En évoquant les enfants et les femmes surtout, vos yeux s’emplissaient de larmes, votre gorge se nouait, le silence vous gagnait. Et redoublait votre détermination à faire oeuvre de témoignage.

Andrée Généreux m’a écrit récemment un mot qui m’a touché droit au coeur : « Tu es celui qui l’aura aidé à mieux dicter ses idées d’anciens combattants. Peu de militaires ont voulu parler de cette époque, lui il a pris la parole et tu l’as aidé ». Je l’ignorais, car vous avez si bien parlé par vous-même, alliant présence du témoin et sagesse de l’homme d’expérience. Vous avez été un phare pour moi.

Laissez-moi rappeler aux personnes réunies aujourd’hui quelques éclats de votre vie entre autres dédiée à l’aviation.

Après la guerre, vous avez fondé la Montmagny Air Service. Vous avez entre autres été agent de voyage à Granby et à Sherbrooke, aux côtés de votre douce Marie Eileen. Vous avez fondé le Club de l’aéronef expérimental de Sherbrooke. Membre du Panthéon de l’air et de l’espace du Québec, vous avez participé à la fondation du groupe Les Faucheurs de marguerite. Vous avez construit à 84 ans un biplace avec votre ami Denis et effectué un vol en CF-18 à l’aube de vos 90 ans. Vous avez-vous-même piloté jusqu’à 88 ans. On vous aura aussi remarqué dans l’émouvant documentaire Gilbert Boulanger, aviateur de guerre diffusé à la télévision il y a quelques mois. On y mesure votre magnifique prestance et votre sensibilité à fleur de peau. Vous avez ces derniers mois travaillé à la traduction anglaise de L’Alouette affolée et écrit sur votre grand-père.

Laissez-moi me souvenir d’un éclat de vie que nous avons partagé.

Le 6 juin 2010, nous descendions vous et moi la plage devant Bernières lors de la cérémonie commémorative organisée par les propriétaires de la Maison des Canadiens. La nuit chargée d’émotion nous enveloppait. Le vent soufflait sur ce lieu de mort. Vous m’avez fait promettre de poursuivre le travail d’histoire et de mémoire, du fait que les derniers témoins allaient bientôt disparaitre. Restera alors les historiens, m’avez-vous dit. Énorme défi. Souvenir marqué à jamais. Être sur cette plage, avec vous et tous ces Normands qui nous ont si bien accueillis, qui vous ont reçu en vous honorant. Dorénavant, l’école de Courseulles porterait votre nom. L’école Gilbert-Boulanger. Pendant ce temps, pas même une ruelle au Québec n’évoque le nom d’un militaire canadien-français de la Seconde Guerre mondiale. Cela vous chagrinait autant que vous enrageait. C’est entre autres pourquoi vous avez plaidé pour la reconnaissance des frères Rousseau, combattants de la Seconde Guerre mondiale, dans votre coin de pays.

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Cher ami, cher grand-père spirituel, le poids de votre ultime départ me pèse de plus en plus. Vous êtes parti sans que j’aie eu l’opportunité de vous revoir une ultime fois. J’ai pour plus récent souvenir de vous un bref appel téléphonique où j’ai senti votre voix me parvenir presque de l’autre rive. C’était à la mi-décembre.

Cher ami, plus de cinquante ans nous séparaient. Un demi-siècle qui jamais ne s’est fait sentir. Pour narguer le temps, vous m’appeliez « votre vieil ami ». Vous étiez « mon jeune ami ». Nous nous sommes rencontrés par livres interposés. Vous, avec votre Alouette affolée, moi avec mon premier essai historique. Nous nous sommes lus. Notre amitié par pages entrecroisées est ainsi née. C’était en 2006.

Au-delà de nos vocations de témoin et d’historien, au-delà de cette amitié intellectuelle partagée, il y a eu ce lien qui s’est tissé entre nous au fil du temps. Vous vous informiez de mes petites filles qui vous appelaient M. Boulanger, celui-qui-était-dans-un-avion-pendant-la-guerre. À chaque 11 Novembre, elles vous parlaient pour vous dire qu’elles pensaient à vous. Je remettrai à vos proches leur ultime hommage chacune, du haut de leur 4 ans et de leur 8 ans.

Et ces appels téléphoniques où vous ne tarissiez point d’éloges envers mon épouse Marie-France, que vous appeliez tendrement Marie, en souvenir sans doute de votre Marie Eileen. Je souriais en vous entendant lui chantonner quelques couplets d’une autre époque, me rappelant tout l’amour que vous nous avez conté pour votre belle Anglaise épousée à Londres le 6 mai 1944.

Le 6 mai 1944, un mois jour pour jour avant le débarquement en Normandie.

Vous êtes revenu au Canada en mai 1945, elle vous a rejoint quelques semaines plus tard à Montmagny. Vous avez été les parents de Mariann, Gaston et Philippe. Une superbe photographie d’elle trônait dans le bureau de votre appartement. Lorsque vous y posiez votre regard, un monde de souvenirs vous habitait, éclairant votre visage.

C’est justement ce visage lumineux, cette chaleureuse voix, que je conserverai auprès de mon coeur.

Les véritables héros sont en terre, disiez-vous. Vous y voilà presque maintenant. Vous étiez déjà un héros pour moi, pour Marie-France, Rosalie et Béatrice, en plus d’être notre grand-père spirituel, je le répète.

Du haut du ciel que vous avez tant aimé et parcouru, puissiez-vous continuer de nous couvrir de votre chaleureuse présence. Merci mon « jeune ami » d’avoir croisé mon chemin. Ce fut pour moi un privilège.

Sébastien Vincent

Sébastien Vincent