Deux ouvrages importants écrits par Philippe Masson et Jean-Louis Leleu nous plongent au cœur de Wehrmacht et de la Waffen SS, ces formidables machines de guerre allemande.
Histoire de l’armée allemande (1939-1945), Philippe Masson, Perrin, coll. Tempus, 2010
À l’origine de la « Blitzkrieg » et forte de ses succès foudroyants entre 1939 et 1942, l’armée allemande a réussi à lutter pendant plus de deux ans face à une coalition redoutable. Histoire de l’armée allemande est parue en 1994 et a récemment rééditée dans la collection de livres de poche « Tempus ». Philippe Masson (1928-2005), agrégé d’histoire, ancien chef de la section historique de Service historique de la marine française, auteur notamment de La Seconde Guerre mondiale. Stratégies, moyens, controverses (Tallandier, 2003) et du Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale (Larousse, 1980), y expose avec détails, en un récit passionnant, les stratégies et tactiques, l’évolution des moyens, le renseignement et la vie quotidienne sur tous les fronts où l’armée allemande a combattu. Il met également en lumière le rôle central d’Adolf Hitler, qui suivait attentivement les mouvements de chacune des divisions.
Fait étrange, souligne l’auteur, « aucun ouvrage en France ne traite de l’armée allemande. L’œuvre entreprise par Benoist-Méchin s’arrête en 1939 […]. [Histoire de l’armée allemande] a donc pour but de combler une lacune. [Le livre] ne traite pas uniquement de l’armée de terre, mais également de la Luftwaffe et de la Kriegsmarine, c’est-à-dire l’ensemble de la Wehrmacht. [Il] ne se limite pas aux opérations militaires, mais s’efforce de discerner les ressorts secrets de cette armée sur le plan du commandement, de la doctrine, des matériels, du renseignement ou du politique, susceptibles d’expliquer des victoires retentissantes et un désastre pratiquement sans précédent dans l’histoire ». L’auteur insiste par ailleurs sur un point : « Avec les matériels nouveaux apparus à l’extrême fin de la guerre, fusées, avions à réaction, sous-marins électriques, une nouvelle Wehrmacht était en gestation, à l’origine de la révolution de la seconde moitié du XXe siècle » (p. 8).
Du point de vue de Masson, «l’armée allemande a mené deux guerres successives totalement différentes l’une de l’autre. Jusqu’à l’automne 1941, avec les campagnes de Pologne, de Norvège, de France, des Balkans et les premiers mois de Barbarossa, la Wehrmacht a révélé à un monde stupéfait toutes les ressources de la Blitzkrieg. De 1943 à 1945, elle a conduit en revanche une lutte fondamentalement défensive, ponctuée de quelques retours offensifs limités » (p. 562).
Comment une aussi exceptionnelle combativité a-t-elle été rendue possible? Masson y répond, notamment, dans le dernier chapitre intitulé « Moral et politique ». On peut certainement invoquer le poids de la discipline militaire, la terreur inspirée par la Feld-gendarmerieou les Sonderkommandos de SS agissant jusqu’à la fin sur les arrières du front. On peut également évoquer, explique l’historien, la qualité du commandement, la régularité du courrier, celle aussi de l’équipement et de la nourriture pour tous, les décorations méritées, les repos ainsi que l’existence des « groupes primaires », apolitiques, composés d’hommes unis par les liens de la camaraderie et des épreuves vécues ensemble. « Le soldat allemand aurait trouvé au niveau de la compagnie, du bataillon, du régiment et même de la division une cellule où il se trouvait chez lui, en confiance, et où il se professionnalisait avec une rapidité surprenante » (p. 565).
Cette thèse des « groupes primaires », aussi avancée par Frédéric Rousseau dans La guerre censurée (Seuil, 1999), fut mise à mal par l’historien Omer Bartov dans Hitler’s Army. Selon ce dernier, « c’est la guerre à l’Est aurait constitué le moteur principal de l’ardeur combative du soldat allemand, qui expliquerait que cette ardeur se soit maintenue et même renforcée lors des pires défaites et ait persisté jusqu’à la fin, d’autant plus que l’ampleur considérable des pertes, de l’ordre de 200 % pour certaines unités, aurait entraîné la dislocation et la disparition des « groupes primaires » (p. 566-567).
Certes, la thèse avancée par Bartov « justifie la surprenante résistance du soldat allemand à l’Est, en particulier au moment de l’invasion des provinces orientales du Reich, [mais] elle n’explique pas la résistance tout aussi acharnée à l’Ouest, même après le passage du Rhin, au milieu d’une population devenue hostile » (p. 572). Force est alors de faire intervenir le facteur politique fondé sur la propagande nazie qui a su stimuler la « combativité latente» du peuple allemand en exploitant « un système complexe de désirs, de revendications et d’aspirations d’une nation profondément atteinte dans son identité» (p. 573) à la suite de l’humiliation du traité de Versailles. Il ne faudrait donc pas négliger l’effet du consensus national, de la force du sentiment patriotique et de la fierté qu’Hitler ait pu créer une nouvelle Allemagne. À ce niveau, le Führer joua assurément un rôle, en ce sens qu’il fut considéré comme un « homme médecine qui avait su guérir le peuple allemand de ses frustrations » (p. 574). Tout se déchira avec son suicide : « la population et l’armée [prirent] brutalement conscience de la terrible ambiguïté du régime national-socialiste et de l’ampleur de ses crimes» (p. 576).
Ce livre constitue une importante synthèse de l’un des plus efficaces instruments de guerre à avoir semé la destruction en Europe. Alors que l’ouvrage de Jacques Benoist-Méchin se limitait à l’événementiel des années trente, celui de Masson propose une mise en perspective essentielle des différentes phases du conflit, des forces et des faiblesses militaires de l’armée allemande à travers un texte fluide. Il rappelle la complaisance dont a témoignéla Wehrmachtenvers le national-socialisme dans l’espoir de réhabiliter la puissance du Reich. Celle-ci se laissa entrainer dans la folie des atrocités nazies en acceptant de jouer la carte de la lutte contre la « juiverie internationale ». En filigrane, se dévoile une autre vision d’Adolf Hitler qui se révéla le penseur décisif de la stratégie allemande.
La Waffen SS, Soldats politiques en guerre, Jean-Luc Leleu, Paris, Perrin, 2007
La simple évocation de l’organisation paramilitaire dela Waffen SS(Schutzstaffel ou échelon de protection en armes), possède une grande puissance évocatrice. Issue de la troupe chargée dans les années vingt de protéger Hitler, elle est devenue, à partir du milieu du conflit, « une composante majeure dans la stratégie du commandement allemand» (p. II). Incarnation de la barbarie nazie à la suite des crimes que ces membres ont commis en Europe occupée, elle inspire encore un curieux mélange de dégoût et de fascination morbide. Ainsi le démontrent l’avalanche de films la représentant ainsi que la pléthore d’ouvrages souvent impressionnistes qui en traitent.
Mais au fait, que sait-on exactement dela WaffenSS, hormis certains mythes tels celui de soldats d’élite implacables, fanatiques et sans pitié, responsables des pires exactions, instruments politiques de la machine de guerre nazie et prototypes de l’homme nouveau que tenait à instaurer le Reich? Ainsi le rappelle le massacre perpétré par la division « Das Reich» dans le village d’Oradour-sur-Glane, dans le sud-ouest dela France, le 10 juin 1944…
Voilà donc un objet d’histoire qui soulève énormément de questions : dans quelles conditionsla WaffenSSa-t-elle été créée? Qui furent ces hommes qui la composèrent? Comment furent-ils recrutés et selon quels critères idéologiques, physiques et raciaux? Quelles furent leurs motivations pour s’engager? Quelle formation ont-ils suivie? Comment ont-ils été endoctrinés, conditionnés? À quoi ont-ils été employés? Comment se comportèrent-ils sur les champs de bataille et dans les missions de répression? Quels furent les rapports entrela SSet la Wehrmacht? Dans quels enjeux de pouvoirs leurs relations se sont-elles développées? Comment expliquer que la postérité n’ait retenu des hommes de la Waffen SS que leur fanatisme, symbole de sacrifice au combat et d’exaction commise dans les territoires occupés?
Toutes ces questions au confluent de l’histoire militaire et de l’histoire sociale et politique, Jean Luc Leleu, ingénieur de recherche au C.N.R.S., les aborde avec rigueur dans cet ouvrage scientifique, tiré d’une thèse primée, qui en impose avec ces 1240 pages, dont 250 de notes et plus de 50 de bibliographie, sans omettre les 43 tableaux et graphiques.
Non seulement Leleu aborde-t-il les rouages de la Waffen SS (800 000 combattants) en tant que corps d’élite de l’armée, composé d’un savant dosage de théories raciales, de nécessités stratégiques et d’idéologie nazie, il étudie aussi la distorsion entre le mythe et la réalité. Le plan, thématique surtout, alterne entre visions d’ensemble et analyses d’individus.
La première partie traite de l’expansionnisme militaire de la SS. À partir de considérations quantitatives concernant le nombre d’hommes engagés et les critères de recrutement, Leleu montre la compétition qui s’instaura entre la Waffen SS, initialement une garde personnelle, et la Wehrmacht, la force nationale. On croise Himmler et ses manœuvres souterraines et un führer qui, sans cesse, avance pour mieux reculer ou ensuite exiger.
La seconde partie s’attarde plus spécifiquement aux individus. Elle aborde notamment la question des ressources humaines : politique de recrutement à l’heure de la « guerre totale», sociologie de la troupe (répartition des classes d’âge, origines sociales, critères de sélection au niveau moral, physique et racial), les motivations de l’engagement et la gestion du groupe humain, ce fameux noyau primaire.
Les troisième et quatrième parties se penchent sur la structure et l’organisation de la Waffen SS : équipement, approvisionnement, instruction militaire, endoctrinement, encadrement. Des pages intéressantes examinent les motivations au combat, la cohésion et l’esprit de corps.
La cinquième partie étudie l’emploi de la Waffen SS dans le conflit, alors que la sixième revient à l’échelle des individus en s’intéressant à l’instruction militaire aux heures décisives du combat et la violence de guerre, un thème répandu dans l’historiographie actuelle. Celle-ci est présentée en tant qu’aboutissement d’un processus à la fois culturel (le « principe de dureté» dela SS), et institutionnel à travers le fonctionnement du commandement qui fausse les perspectives morales. L’auteur apporte ici d’éclairantes explications à des pratiques d’une extrême violence, comme celles perpétrées à Oradour-sur-Glane, qui est analysé à partir des procès verbaux d’après-guerre.
Cet ouvrage monumental et novateur se trouve à mille lieues des clichés transmis par le cinéma et la littérature. À partir de nombreuses sources primaires, il propose une plongée dans un univers au demeurant méconnu. Sans conteste, il surpasse les publications partisanes à caractère polémique, les monographies de formations SS rédigées par d’anciens membres, celles produites par de rares universitaires et la littérature axée sur les exactions perpétrées par les formations SS.
Bien qu’il se concentre, pour des raisons pratiques, sur les champs de bataille de l’Europe de l’Ouest (Pays-Bas, Belgique et France métropolitaine) entre mai 1940 et mai 1945 et que le style s’apparente souvent à celui de la thèse, ce qui nuit par moments à la fluidité, le projet de Jean-Luc Leleu s’avère un véritable modèle méthodologique et un monument qui fera date.
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