Par Sébastien Vincent

Jacques Michon, [réalisé par la Direction de la programmation culturelle de BAnQ en collaboration avec la Direction des communications et des relations publiques … et al.] , 1940-1948, les éditeurs québécois et l’effort de guerre, Québec, PUL, [Montréal], Direction de la programmation culturelle de BAnQ, 2009, 178 p.
 
 
Quel plaisir que de parcourir le catalogue de l’exposition 1940-1948 Les éditeurs québécois et l’effort de guerre, présentée à la Grande Bibliothèque jusqu’au 28 mars 2010.
 
Au fil des six chapitres qui reprennent le parcours chronologique de l’exposition, on mesure combien le monde de l’édition québécoise a bénéficié du fait que, sous l’occupation allemande, les éditeurs français ont dû limiter leur production et furent empêchés d’expédier leurs ouvrages hors frontières.
 
Les éditeurs du Québec, comme d’autres aux États-Unis, en Suisse, en Amérique latine, en Afrique du Nord et en Moyen-Orient avec lesquels ils entretenaient des contacts, ont alors pris la relève.
 
Dans « un climat d’effervescence et de créativité exceptionnel, [ils] se sont approprié la littérature mondiale et ont proposé à leurs lecteurs une bibliothèque d’ouvrages où les nouveautés, québécoises comme françaises, côtoyaient les plus grandes œuvres du répertoire de l’humanité », écrit Jacques Michon, commissaire invité de l’exposition et auteur du catalogue.
 
Les éditeurs québécois « ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion d’une parole de liberté et d’espoir. Sur leur propre terrain, ils ont participé au développement de ce qu’on appelait à l’époque la littérature canadienne et à la promotion d’une littérature française jusque-là maintenue sous le boisseau par le clergé », lit-on dans l’avant-propos.
 
Cet effort de guerre exceptionnel des éditeurs québécois demeure pourtant largement méconnu du grand public. L’exposition et son catalogue au design léché où se marient le texte et une centaine d’artefacts parfaitement reproduits sur papier de qualité, cherchaient à combler cette lacune. Objectif atteint. Le résultat s’avère probant.
 
Jacques Michon paraissait la personne toute désignée pour mener à bien le projet. Professeur à l’Université de Sherbrooke, directeur du Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec (GRELQ) de 1982 à 2006 et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’histoire du livre et de l’édition de 2002 à 2008, il a publié de nombreux ouvrages, seul ou en collaboration, sur l’histoire du livre et de l’édition dont Fides. La grande aventure éditoriale du père Paul-Aimé Martin (Fides, 1998) et les volumes I et II de Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle (Fides, 1999 et 2004). Il signe ici un texte passionnant.
 
 
Dans Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle tome II (Fides, 2004), Jacques Michon et ses collaborateurs du Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec présentent en détails le monde de l’édition québécoise au cours de la Seconde Guerre mondiale.  

 

Au fil du catalogue, on comprend que la période 1940-1948 se voulait certainement annonciatrice de la Révolution tranquille. Le gouvernement libéral d’Adélard Godbout accorda le droit de vote aux femmes en 1940, rendit obligatoire la fréquentation scolaire jusqu’à l’âge de 14 ans et instaura la gratuité de l’éducation primaire. Dans un contexte de lutte contre le fascisme en Europe, on assista à la suspension de la censure éditoriale et à l’ouverture du Québec à tous les courants de pensée et à toutes les formes littéraires. Le temps de la guerre a été favorable à un épanouissement intellectuel important.
 
Du coup, les libraires grossistes de Montréal et de Québec conclurent des affaires d’or en réimprimant des manuels scolaires, des livres religieux et des guides pratiques initialement publiés par des éditeurs français. À Montréal, de nouvelles maisons d’édition virent le jour dès 1940, faisant de la métropole québécoise une véritable plaque tournante des relations d’affaires entre éditeurs de la ville et ceux de New York, Rio et Mexico. Elles façonnèrent leur catalogue en inscrivant leur production dans les grands courants idéologiques liés à l’effort de guerre et à la lutte antifasciste.
 
Les Éditions de l’Arbre, fondées à l’automne 1940 par Robert Charbonneau et Claude Hurtubise, poursuivirent dans l’esprit de la revue La Relève en publiant les œuvres d’auteurs qui manifestaient une volonté de résistance au fascisme.
Le philosophe Jacques Maritain, Georges Bernanos, à droite, et Henri Laugier, à gauche, y ont publié des ouvrages. Ce dernier, médecin, laïque et républicain, envoyé du général de Gaulle pour représenter La France libre en Amérique du Nord, y créa en 1942 une collection consacrée aux sciences humaines et à la médecine.

Persuadés de l’existence d’une littérature québécoise indépendante de ses sources européennes, les directeurs ouvrirent leurs portes aux auteurs d’ici : Anne Hébert y fit paraître son premier recueil de poésie, Yves Thériault, son premier livre, Roger Lemelin, son premier roman.

 
 
En digne héritière d’Albert Lévesque, les Éditions Bernard Valiquette consacrèrent plus de la moitié de son catalogue à la littérature canadienne-française des années 1930, dont les titres d’Alain Grandbois, d’Édouard Montpetit et les 16 premiers tomes de l’Histoire de la province de Québec de Robert Rumilly. L’éditeur s’intéressa seulement à compter de 1942 à la littérature de l’exil en publiant notamment Antoine de Saint-Exupéry, réfugié à New York depuis décembre 1940. Ce dernier se rendit à Montréal au printemps 1942, à l’invitation de Valiquette, visite dont les journaux rapportèrent les échos. La maison réimprima aussi des œuvres d’André Malraux, Julien Green et François Mauriac.
 
 
Les prospères Éditions Variétés, fondées par Henri Paul Péladeau et André Dussault, réimprimèrent à grande échelle pour le marché local et international la littérature française de l’entre-deux-guerres, soit plus d’un millier de titres dont ceux de Marcel Proust, Roger Martin du Gard et l’intégralité des œuvres de Georges Duhamel. Elles diffusèrent aussi des nouveautés parisiennes de toutes tendances qui leur arrivaient tant bien que mal parmi lesquelles on comptait notamment celles d’André Gide, Jean Giono et Henry de Montherlant.
 
 
 
Les éditions Fides, principale branche éditoriale de l’action catholique spécialisée, publièrent des ouvrages essentiellement religieux, lesquels connurent un essor important au cours du conflit. Placée sous la direction du père Paul-Aimé Martin des pères de Sainte-Croix, la maison faisait la part belle aux essais situant les réalités sociales et économiques de la guerre dans une perspective chrétienne. La révolution nationale du maréchal Pétain trouva des échos dans une collection dirigée par Roger Varin, membre de la famille géciste. Par ailleurs, Fides proposa des titres pour enfants et adolescents ainsi que des nouveautés en littérature canadienne-française, tout en valorisant des œuvres établies, dont celles d’Émile Nelligan et de Félix-Antoine Savard.
 
Jacques Michon, Fides. La grande aventure du père Paul-Aimé Martin, (Fides, 1998).
Fondée en 1937 par le père Paul-Aimé Martin, c.s.c., Fides devient en quelques années l’une des principales entreprises d’édition du Canada français, avec son propre système de diffusion et son réseau de librairies.
 
Attirées par le contexte favorable à l’édition canadienne, cinq autres acteurs entrèrent en scène entre 1944 et 1946 : les éditions Lucien Parizeau & compagnie, la Société des Éditions Pascal, les Éditions Serge, les Éditions B.D. Simpson et les Éditions Fernard Pilon. En jouant le jeu de la concurrence avec leurs aînées, elles donnèrent dans la littérature canadienne contemporaine en publiant entre autres Alain Grandbois et Gabrielle Roy et dans la littérature française.
 
Entre-temps, le domaine de l’illustration se développa avec les progrès de l’édition et le rayonnement des Ateliers des arts graphiques, dirigés par Albert Dumouchel. Le « dynamisme [de ce dernier] favorisa l’émergence d’une nouvelle génération d’artistes graveurs qui contribuèrent à transformer l’art du livre au Québec dans la seconde moitié du XXe siècle », souligne Jacques Michon.
 
Enfin, de nombreuses séries populaires d’espionnage, de westerns et de romans sentimentaux à « dix cennes » furent publiées en fascicules, puis diffusées à grande échelle sur tout le territoire canadien tandis que l’édition pour la jeunesse connut un important développement, notamment avec les initiatives de Lucien Parizeau.
 
Grâce à l’impulsion donnée par ces éditeurs innovateurs et perspicaces, Montréal devint, tout au long du conflit, un incontournable centre de production et de diffusion du livre français et québécois ainsi qu’un pôle d’attraction pour les auteurs antifascistes européens de tous les horizons idéologiques.
 
Mais la fin de la guerre sonna le glas de cette effervescence intellectuelle. Le chapitre 1948 : Le retour des éteignoirs montre combien l’édition québécoise enregistra un net recul avec le retour de la concurrence européenne, l’augmentation des coûts d’impression, l’effondrement de la demande pour le livre canadien, sa non-réception en France et la lourdeur des inventaires accumulés du temps de la guerre.
 
C’était sans compter sur les véritables « éteignoirs », soit le retour de la censure cléricale et les pressions du gouvernement de l’Union nationale de Maurice Duplessis. Ces facteurs réunis eurent pour effet de freiner radicalement l’essor de l’édition québécoise : sur les 22 maisons en activité en 1944, sept seulement survécurent à la crise. L’autoédition redevint courante.
 
Ce brusque freinage n’empêcha nullement l’éditeur Robert Charbonneau de s’élever haut et fort dans un opuscule intitulé La France et nous (1947). À l’heure de l’épuration en France, le Comité national des écrivains (CNE) accusait les éditeurs québécois d’avoir publié des auteurs soupçonnés de collaboration avec l’ennemi allemand. Charbonneau défendit les choix de ses collègues éditeurs et proclama rien de moins que l’autonomie de la littérature canadienne et la fin du colonialisme culturel. « Cette prise de position préfigurait bien le changement de mentalité qui allait se généraliser au cours de la Révolution tranquille », note avec raison Jacques Michon.
 
 
Une centaine de reproductions d’affiches, de journaux et d’œuvres littéraires accompagne le texte. Les songes en équilibre (1942), premier ouvrage d’Anne Hébert, le recueil Les îles de la nuit (1944), d’Alain Grandbois, Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy, témoigne de l’émergence d’une littérature véritablement québécoise, indépendante de ses sources européennes.
 
D’autres, tel Le crépuscule de la civilisation (1941) de Jacques Maritain, Lettre aux Anglais (1942) de Georges Bernanos, Poèmes (1944) de Jean Wahl et un extrait des Œuvres poétiques complètes (1944) de Victor Hugo, saluées à leur sortie comme un exploit éditorial, démontrent l’ouverture sans précédent du Québec à tous les courants de pensée et à toutes les littératures.
 
Sans contredit, ce catalogue réussit à redonner vie et visage aux éditeurs québécois qui, « durant l’une des périodes les plus tourmentées de l’histoire de l’humanité, ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion d’une parole de liberté et d’espoir. Sur leur propre terrain, ils ont participé au développement de ce qu’on appelait à l’époque la littérature canadienne et à la promotion d’une littérature française jusque-là maintenue sous le boisseau par le clergé ». Ces acteurs, de nature généralement discrète, ont indéniablement posé une des premières pierres à l’édifice de la Révolution tranquille qui eut lieu lorsque le règne des « éteignoirs » prit fin, une quinzaine d’années plus tard.
Sébastien Vincent