Par Jacques Michon
Extrait légèrement modifié par l’auteur d’un article initialement publié dans le Bulletin d’histoire politique (vol. 3, no 3-4, printemps-été 1995, p. 341-349) sous le titre de « L’effort de guerre des éditeurs : L’Arbre et Fides entre De Gaulle et Pétain ».
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Au mythe qui a fait du Québec des années 40 une entité réfractaire à tout effort de guerre et unanimement pétainiste, on peut opposer la réalité des milieux de l’édition qui ont joué un rôle actif dans la diffusion du livre français dans tous les genres et tous les domaines de la pensée.
Malgré la censure officielle et le contrôle de l’information auxquels tous les imprimés étaient soumis, plusieurs courants d’opinion favorables ou opposés à Pétain étaient représentés chez les éditeurs. Dès l’armistice de juin 1940, des éditeurs se sont positionnés et ont pris parti.
Je m’arrêterai ici aux Éditions de l’Arbre, dirigées par Robert Charbonneau et Claude Hurtubise, qui se sont illustrées dès leur fondation dans le camp de la France libre. Mais auparavant une vue d’ensemble s’impose.
On sait que l’édition du livre français a connu un essor important au Québec après l’occupation. Selon un arrêté de 1939, toute entreprise canadienne pouvait reproduire sans l’autorisation de ses ayants droit les ouvrages édités dans les pays en guerre avec le Canada. Pour faciliter la diffusion des connaissances, l’administration canadienne se substituait ainsi aux autorités des pays ennemis pour accorder la permission de reproduire les livres étrangers dont elle gérait provisoirement les droits.
Si la nouvelle disposition ouvrait la voie à toute une industrie de la reproduction de livres français qui s’est avéré très lucrative pour une majorité d’éditeurs, il faut préciser que ce commerce ne représentait pas l’activité la plus importante de l’édition. Si on se fie aux données du Canadian Catalog of Books et du Bulletin bibliographique de la Société des auteurs canadiens-français, la part des réimpressions au chapitre des titres publiés de 1941 à 1945 se situait aux environs de 30%.
La part des nouveautés était beaucoup plus importante dans la masse des livres produits. Précisons toutefois que cette proportion ne reflétait pas nécessairement la réalité des tirages, ni la part réelle des profits générés par la réimpression. Mais ces réalités qui sont difficiles à chiffrer aujourd’hui, mériteraient une étude spéciale qui dépasse notre propos.
Je m’arrêterai surtout à la production des nouveautés qui représenta l’effort le plus original des éditeurs dans le domaine des idées. On sait que l’événement de la guerre elle-même devait susciter chez les lecteurs un mouvement d’intérêt sans précédent. La demande pour le livre d’actualité était très forte. Les essais relatant les causes du conflit, les récits vécus de journalistes, des écrivains ou des réfugiés, témoins directs des événements, sortaient quotidiennement des presses des éditeurs.
Ces ouvrages forcément inédits suivaient de très près la situation et les affaires politiques. Tout écrivain français fraîchement débarqué à New York ou à Montréal y allait de son témoignage ou était sollicité par les éditeurs. Les rapatriés canadiens, des plus connus (Marcel Dugas, Simone Routier, Paul Péladeau) aux plus obscurs (Pierre Triolet), y allaient aussi de leur récit vécu.
À part ces documents rédigés dans le feu de l’action, les éditeurs publiaient des essais d’histoire, de philosophie et de science politique qui se donnaient pour objectif de situer les événements dans un contexte idéologique plus large. C’était le but, entre autres, de deux grandes collections des Éditions de l’Arbre intitulées «Problèmes actuels» et «France forever», créées respectivement en 1941 et 1942.
«Problèmes actuels»
La première fut fondée en avril 1941, tout de suite après le succès du Crépuscule de la civilisation de Jacques Maritain. Ce premier titre de l’Arbre publié en janvier, rééditait une conférence de 1939 et devait connaître plusieurs éditions, réimpressions et dépasser les 50 000 exemplaires.
De 1941 à 1944, une dizaine de titres paraissaient, signés par des auteurs qui à l’instar de Jacques Maritain étaient des collaborateurs de longue date de La Relève. C’était le cas de Yves Simon, auteur de La Grande crise de la République française, d’Auguste Viatte, L’Extrême-Orient et Nous et de Marie-Alain Couturier, Art et catholicisme.
Maritain dirigeait à New York une collection aux Éditions de la Maison française qui publiaient les auteurs français en exil; Auguste Viatte, professeur à l’Université Laval, avait mis sur pied, avec Marthe Simard de Québec, le premier Comité des Français libres au Canada.
Roger Duhamel résumait assez bien l’esprit de la collection en 1942, lorsqu’il parlait d’« une orientation marquée vers la formule française du catholicisme, faite d’adhésion entière à la démocratie et aux réformes sociales » (« L’édition: une industrie récente », Relations, mars 1942). Le passage du Comte Sforza à Montréal, ancien ministre de gauche et auteur de Les Italiens tels qu’ils sont (Arbre, 1941) introduisit dans la collection une série d’ouvrages italiens en traduction de Luigi Sturzo, auteurs de Les guerres modernes et la pensée catholique et de G.A. Borgese, La marche du fascisme (traduit par Etiemble).
La plupart des auteurs de l’Arbre étaient connus pour leur lutte contre le fascisme et contre le régime de Vichy. Dès décembre 1941, un an et demi après le début de l’Occupation, l’éditeur publia sous le titre de Témoignage sur la situation actuelle en France (1941) le plaidoyer d’un résistant français d’action catholique dont le nom ne fut pas d’abord divulgué.
Parvenu chez l’éditeur par des voies clandestines, l’ouvrage qui portait le numéro 5 de la collection parut avec une préface de Maritain. Pierre Limagne (c’était le nom de l’auteur) déplorait, entre autres, la situation confuse qui régnait en France où un « grand chef [était] venu, par sa « collaboration » embrouiller les esprits » (p. 110). Une publicité de l’éditeur consacrée à l’ouvrage d’Yves Simon, La Grande crise de la République française, situait bien la position de l’Arbre à cet égard:
Le régime de Vichy n’est pas né spontanément. Il fut préparé par des politiciens sans scrupules. La Grande crise de la République française nous montre comment les hommes de Vichy ont désiré la défaite de la France et désirent maintenant celle de l’Angleterre. (La Nouvelle Relève, vol. 1, no 4, janvier 1942)
« France forever »
La deuxième collection de l’Arbre, était encore plus directement issue du gaullisme et du mouvement de la France libre. Patronnée et financée par la branche américaine du Comité Français de Libération Nationale (C.F.L.N.), la collection « France forever » avait été créée par Henri Laugier en 1942.
Elle n’était pas un organe de propagande mais d’abord un véhicule de culture et de savoir au service du mouvement. Une douzaine de titres parurent de 1942 à 1945, signés par des spécialistes qui, chacun dans leur domaine, présentaient le point de vue français sur les problèmes généraux de la France et de son empire.
Plusieurs ouvrages étaient consacrés aux questions internationales comme les Relations commerciales de la France de Jean Gottmann, et aux territoires français d’outre-mer qui constituaient la légitimité territoriale du gouvernement provisoire de la France libre. Ainsi parut Le Cameroun français (Bandjoun) du Père A. Albert, et Les Nouvelles Hébrides et Saint-Pierre et Miquelon de E. Aubert de la Rüe.
D’autres titres portaient sur des questions scientifiques utiles pour l’enseignement: Problèmes de médecine de guerre du Dr Daniel Cordier, Le problème du cancer de Charles Oberling, L’hérédité et l’homme de Jacques Rousseau et Les origines de l’homme américain, de Paul Rivet, le célèbre anthropologue français qui fut à l’origine du premier réseau de la résistance en France (réseau du Musée de l’Homme).
Enfin trois titres de témoignages et de combat, intitulés De Montmartre à Tripoli d’André Glarner, Des prisons de la Gestapo à l’exil d’André Maroselli et Combat pour l’exil d’Henri Laugier complétaient la série.
Plusieurs de ces ouvrages furent réimprimés et parfois même réédités dans des versions revues et corrigées en réponse à une demande qui était très forte à l’extérieur du Canada. Cette demande augmenta sensiblement après la libération de l’Afrique du nord, en novembre 1942.
Après un séjour de cinq semaines à Londres auprès du Général De Gaulle, Henri Laugier, le directeur de la collection, fut nommé recteur de l’Université d’Alger, qui était devenue la première université française libérée. De cet avant-poste, il fit venir des livres du Québec payés avec les fonds de l’Office of War Information de Washington (future USIS). « Les achats décuplèrent dès après la conquête de l’Afrique du Nord », nous disait Claude Hurtubise en 1986. Les commandes passaient par la Maison française de New York (qui représentait les intérêts d’Hachette en Amérique) et elles étaient payées en dollars américains.
Parmi les autres faits marquants de l’éditeur reliés à l’effort de guerre, il faut signaler la publication de l’édition française de Free World, Le Monde libre, une revue trimestrielle internationale publiée simultanément en français à Montréal et en anglais à New York, et consacrée à l’analyse de la situation militaire, diplomatique et économique du monde en guerre.
On y trouvait aussi des textes de résistants comme Aragon ou d’écrivains exilés comme André Breton et André Gide. Dans La Nouvelle Relève, revue littéraire de la maison, l’Arbre édita en prépublication les auteurs cités plus haut et plusieurs écrivains français exilés en Amérique. Cet apport représentera presque le tiers (28 %) de tous les articles publiés par la revue.
L’Arbre put aussi se prévaloir du titre de premier éditeur de George Bernanos en Amérique du Nord. Les articles anti-Vichy écrites au Brésil par Bernanos, ce grand résistant de l’extérieur, furent publiés par la revue en 1941 et 1942. La Lettre aux Anglais de Bernanos qui fit le tour du monde, fut lancée en première édition par les Éditions de L’Arbre et la maison Atlantica Editora de Rio de Janeiro en 1942.
Parmi les titres hors collection édités par l’Arbre et reliés directement aux événements, il faut encore signaler les livres de Léon Blum, L’histoire jugera (1943) et À l’échelle humaine (1945), et les traductions de grands reportages américains sur la situation en Europe et en Amérique latine de William Henry Chamberlain, John Gunther et Thomas Kernan.
Au total en 1948, les ouvrages reliés à la guerre représentaient près du tiers du catalogue de l’éditeur (58 titres sur 200) : voir le catalogue complet de l’éditeur.
Parce que l’immigration française avait été très faible après l’Occupation et que le gouvernement de Vichy disposait d’un appareil administratif encore important à l’intérieur et à l’extérieur de l’Hexagone, la France libre, contrairement aux autres gouvernements européens en exil, devait d’abord compter sur les ressources des pays alliés.
Au chapitre de l’information et de la propagande destinées aux groupes français disséminés dans le monde, les besoins étaient grands. C’est ainsi que plusieurs entreprises d’édition des deux Amériques, dont les Éditions de l’Arbre comme nous venons de le voir, furent mises à contribution pour faire contrepoids à la propagande de Vichy qui, elle, put encore compter sur le réseau des ambassades et la complaisance des gouvernements en place du moins jusqu’en novembre 1942.
Comme le constatait Henri Laugier en 1942, les gouvernements du Canada, des États-Unis et même de Grande-Bretagne avaient eu d’« évidents ménagements » pour le gouvernement de Vichy. La consigne avait même été « donnée, écrit-il, à la Presse, à la Radio, de ménager la « grande figure du Maréchal Pétain« » (Combat de l’exil, L’Arbre, 1944).
Cette attitude des dirigeants canadiens a été confirmée notamment par Jean-Louis Gagnon dans ses mémoires:
Parce qu’ils n’étaient pas en guerre avec la Grande-Bretagne et le Canada, le Dr Salazar, le général Franco et le maréchal Pétain jouissaient d’un préjugé favorable dans la plupart des pays de tradition britannique. Bien qu’ils eussent aboli les parlements élus, interdit les manifestations populaires et supprimé la presse libre, on refusait de les confondre avec Hitler et Mussolini. Leurs gouvernements, aux yeux des appeasers d’hier, n’étaient qu’«autoritaires» par opposition aux dictatures fascistes. (Les Apostasies, II, 1988, p. 83)
Si les Éditions de l’Arbre ont été relativement isolées au départ dans leur appui à De Gaulle, elles ont été rejointes par d’autres éditeurs après la guerre comme les Éditions Lucien Parizeau.
Lucien Parizeau en 1946, détail d’une caricature de Robert La Palme
intitulée « Lucien Parizeau, l’ennemi des mythes ».
source: www.usherbrooke.ca/chaire_livre/galerie/editionslucienlparizeau.html
En 1945 et 1946, Parizeau publia plusieurs poètes de la Résistance et devait faire paraître, s’il n’avait fait faillite, des œuvres de résistants célèbres comme Paul Éluard, Vercors et Jean-Paul Sartre.
Après la guerre, au moment de l’épuration en France, on sait que les éditeurs canadiens-français ont été accusés d’avoir publié des auteurs de la collaboration. Nous n’avons pas le temps d’entrer ici dans ce débat. Nous vous renvoyons au dossier publié par Robert Charbonneau dans La France et nous en 1947.
Nous pouvons toutefois dire que l’accusation a porté principalement sur un seul livre (Les compagnons du spirituel de Gérard de Catalogne, L’Arbre, 1945) qui a déclenché des hostilités parisiennes qui ont dépassé de beaucoup la portée de l’ouvrage en question et le désaccord initial sur la pertinence de sa publication.
En fait, les éditeurs qui ont réimprimé durant la guerre des ouvrages français, l’ont fait surtout pour répondre à la demande de la librairie et de l’enseignement. La plupart de ces titres réimprimés étaient constitués de manuels scolaires, de textes classiques et d’ouvrages parus en France avant 1940.
On réédita tout Mauriac, tout Duhamel, tout Proust, toute la poésie de Victor Hugo et plusieurs anthologies de la poésie française (aux Éditions Bernard Valiquette surtout). Ces titres avaient peu de rapport avec les événements en cours. S’il s’est trouvé parmi eux un recueil de poème de Charles Maurras (La musique intérieure, Montréal, Éditions Variétés, ©1925), et un livre d’Henri Massis (Notre ami Psichari, Variétés, ©1936), ce fut surtout le résultat de cette opération de reproduction du fonds de la librairie française de l’entre-deux-guerres plutôt que l’expression d’un programme idéologique précis de la part d’éditeurs dont la production était, de toute façon, surveillée et contrôlée par l’État en guerre.
Les collections de L’Arbre publiées de 1941 à 1944 s’inscrivaient dans un effort global de diffusion des idées. En 1946, Robert Charbonneau, le directeur littéraire de l’Arbre qui refusa d’entrer dans les règlements de compte franco-français au moment de la querelle évoquée plus haut, situait le combat des éditeurs au dessus des partis.
Ce que l’on observe et ce qui mérite d’être souligné en terminant, outre les écarts d’opinion entre éditeurs, c’est le soutien éditorial à la France libre au Québec dès janvier 1941, c’est-à-dire à une époque où cet appui en France même était encore embryonnaire.
- Les éditeurs québécois et l’effort de guerre, 1940-1948 - 18 mai 2010
- Les Éditions de l’Arbre et la France Libre - 10 avril 2010