Texte inédit
Dans les années 1940, il n’existe pas encore de lignes ouvertes à la radio ni sondages d’opinion. Le droit de parole n’est pas aussi démocratisé qu’aujourd’hui. C’est pourquoi l’étude du rire devient une sorte de baromètre pour en savoir un peu plus sur les opinions du peuple, c’est-à-dire des citoyens issus des classes modestes qui ne contrôlent pas les instruments du pouvoir politique, économique et financier.
En ce qui concerne la Deuxième Guerre mondiale, il n’y a pas mieux que les revues d’actualité Les Fridolinades du comédien et auteur québécois, Gratien Gélinas. De 1938 à la fin de la guerre, Gélinas et ses comparses présentent neuf revues qui contiennent des monologues, des sketches, des parodies, des chansons et des tableaux. Les Québécois vont surtout voir ces revues pour rire et ils sont servis par des auteurs (Gélinas, Louis Pelland, Claude Robillard, Fred Barry, Bernard Hogue) et des comédiens chevronnés. Leur rire indique qu’ils se reconnaissent bien dans l’ironie de Fridolin, le personnage de gamin gavroche créé par Gélinas. Fridolin organise des revues dans sa cour arrière. Munie de sa fronde, on peut penser qu’elle représente bien sa manie de décocher des projectiles sur les travers de son époque. À une époque où la censure de guerre menace la liberté de parole, il est étonnant de voir avec quelle aisance ce personnage comique délie sa langue sur une multitude de sujets touchant à la guerre : la femme à l’usine de guerre qui déstabilise l’ordre familial, la censure, la propagande, le rationnement, les diktats politiques, l’effort de guerre, le rôle du Canada, l’impérialisme britannique, l’apathie du Canadien français face aux malheurs qui frappent l’Europe, etc.
Fridolin donne la parole aux citoyens que représentent les personnages de la revue : la jeune ouvrière, les vieux qui passent le temps en discutant sur le perron, les femmes au foyer qui se sentent soudainement déconsidérées par les autorités, le soldat, le chômeur, l’ouvrier, le commerçant profiteur. Il joue aussi le rôle du bouffon du roi en dévoilant les véritables motifs et intentions des dirigeants politiques qui incitent à l’effort de guerre. Fridolin a beau joué au petit gars naïf, il est loin d’être dupe. C’est ainsi qu’en plus d’aborder la guerre par la bouche de ceux qui la dirigent, il part également du quotidien des Canadiens français, particulièrement ceux de la ville. C’est que Les Fridolinades reflètent un Québec moderne, urbain et industrialisé. Pour ce qui est du discours traditionnel et nationaliste qui appelle au retour à la terre et aux valeurs rurales, il s’en moque éperdument!
Gélinas profitait de l’amour du public pour laisser cours à sa verve. Il savait également bien utiliser les avantages que procurent l’humour et l’ironie, ainsi que la fiction mise en scène sur les salles de spectacle, pour toucher à des sujets autrement sensibles. Ces revues, contemplées par des centaines de milliers de Québécois, sont donc un miroir unique, mais parfois déformant, sur la société québécoise pendant les années de la Seconde Guerre mondiale.
Baptiste s’en va-t’en guerre
Fridolinons 1939 commence à traiter de la guerre avec le sketch Baptiste s’en va-t’en guerre , l’un de celui qui frappe le plus par sa charge politique. Il demeure aussi une excellente représentation de ce que pouvait penser nombre de Canadiens français concernant la participation à la guerre. Il faut tout de même préciser que nous sommes en 1939 et qu’il était encore relativement facile de laisser cours à la parole sans craindre les foudres des autorités. Mais nous verrons dans des articles prochains que si Fridolin ne s’opposera ouvertement pas à l’effort de guerre, il fait tout de même preuve d’une certaine audace.
Dans Baptiste s’en-va-t’en guerre, on retrouve Lady england, une vieille anglaise sèche qui condense les reproches que les Canadiens français pouvaient avoir de l’empire britannique. Elle est accompagnée de son valet Chamberlain qui paraît faible. Le captain John complète le portrait du côté des Anglais. Du côté canadien, il y a bien sûr Baptiste, le prénom typique prêté au personnage représentant les Canadiens français. On lui donne Dominion comme nom de famille, insistant par là sur le statut particulier de l’ancienne colonie britannique. Finalement, le Canada anglais se voit représenté par King (chef du Parti libéral) et Bennett (chef du Parti conservateur), tous deux favorables à la participation canadienne.
D’entrée de jeu, Chamberlain annonce à Lady England son échec à vouloir éviter la guerre, malgré tous ses efforts, disons, peu nobles! On écorche sa politique d’apaisement : « J’ai fait tout ce que j’ai pu : je me suis aplati devant tout le monde, je me suis traîné à leurs genoux, à leurs pieds, je me suis roulé a terre, il n’y a pas grand-chose que je n’ai pas faites! » Pourtant, explique-t-il, il a tenté de leur offrir les colonies françaises et belges, ainsi que les Etats-Unis, le Groenland et l’Amérique du Sud, mais Hitler voulait les colonies anglaises! « Shocking! » s’exclame Lady England. Mais Chamberlain est digne et leur a rappelé « qu’un Anglais ne peut offrir que les possessions des autres! » Suivant le raisonnement, on compte donc sur les Français pour protéger l’Angleterre, mais on craint qu’ils ne suffiront pas à la tâche.
C’est à ce moment qu’intervient Bennett, fier d’offrir les services de Baptiste Dominion et dévoué à l’empire. Lady et Chamberlain doutent du dévouement de Baptiste, particulièrement les mauvaises têtes du journal Le Devoir, mais ils sont confiants que la pression et la propagande qu’ils ont exercées à peut-être donner ses fruits. Ils appellent donc Baptiste en tentant de prendre un air chaleureux pour l’amadouer et on lui annonce que l’Europe est en guerre. « Oui. Heureusement que je vis en Amérique », répond Baptiste. S’en suit une conversation qui dévoile l’indifférence et la position de nombreux Canadiens français concernant cette guerre qui n’est pas encore mondiale :
CHAMBERLAIN
Ils veulent des colonies, les barbares!
BAPTISTE
Ça m’est égal, j’en ai pas.
LADY
Mais ils veulent les miennes!
BAPTISTE
Ah? Bon.
LADY
Baptiste, mon cher petit, vous n’allez pas me laisser dépouiller ainsi?
BAPTISTE
Quoi? Mais à chacun son tour de donner. C’est normal.
On rappelle alors les bontés de l’Angleterre comme le régime constitutionnel, la Confédération et « L’indépendance…en principe », précise Lady. Mais Baptiste réplique que « c’étaient des obligations » et que de toute façon, « ça vaut pas la peine de se faire trouer la peau pour sauver celle des autres. » Et la menace contre la civilisation? « Bah! Pour ce qu’elle vaut! » Et la démocratie? « Elle l’a pas volé! » L’Empire? « Lui, il est trop grand; le soleil est fatigué de jamais pouvoir se coucher dessus. » Si l’Empire est menacé, le Canada l’est aussi? « Oui? D’abord, je me retire de l’Empire. » Bref, rien ne démonte l’indifférence et le relativisme de Baptiste!
Sauf que Lady et son valet lui mentionnent que ce n’est pas avec des mitrailleuses Bren que le Dominion arrivera à repousser une invasion du Japon et de l’Allemagne et que celles-ci seront plus appropriées pour la bataille en pleine campagne. « Pensez-vous qu’il y a du danger qu’on m’attaque, si je me mêle de mes affaires? » demande Baptiste. On lui indique que l’Allemagne a les yeux sur lui et on avance pour preuve l’affaire de l’île Anticosti. Rappelons qu’en 1937, un groupe de financiers allemands avait cherché à acheter l’île à la Consolidated Pulp and Paper Corporation. Un prétendu journaliste international avait alors prévenu le gouvernement canadien que ces allemands venus visiter l’île étaient en fait des officiers militaires proches d’Hitler qui voulait installer une base de sous-marins…
Baptiste se laisse donc convaincre que son pays est menacé et qu’il a besoin du soutien britannique. Il demande tout de même l’avis du Premier ministre King qui répète comme un disque brisé : « Je n’ai rien à déclarer pour le moment. Je consulterai le Parlement. Chaque cas sera étudié à la lumière des circonstances. Je n’ai rien à déclarer pour le moment. Je consulterai le Parlement…» King voulait éviter de s’aliéner le Québec et garder la paix sociale tout en cherchant l’appui du reste du Canada.
Baptiste s’engage et reçoit évidemment son entraînement d’un Anglais, Captain John, dans la langue de Shakespeare. Il revient de la guerre, blessé par sa propre mitrailleuse (on riait alors de la qualité du matériel militaire canadien) et demande à Lady England si elle prendra soin de ses enfants si jamais il trépasse : « Ne craignez rien : j’ai trop besoin d’eux pour la prochaine guerre », répond-t-elle.
Le sketch se termine par un cri de rage de Baptiste couché sur une civière. Baptiste s’en-va-t’en guerre articule ainsi une charge anti-impérialiste qui évoque le statut fragilisé, pour ne pas dire de colonisé du Canada. L’Empire a profité de Baptiste, pris entre l’arbre et l’écorce, mais on laisse tout de même entendre que si il accepte d’aller combattre, c’est qu’il se sentait lui-même menacé. Fridolinons 39 amorce donc avec humour et ironie le débat sur la participation canadienne et sur la conscription qui ne manquera pas d’inspirer Gélinas et ses collaborateurs.
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