Par Pierre Vennat
Lorsqu’on parle ou qu’on commémore comme cette année, le raid de commandos de Dieppe du 19 août 1942, il est normal qu’on s’attarde presque exclusivement à l’héroïsme de la Deuxième division canadienne, qui y fut massacrée, plus d’un millier d’hommes tués, les autres, sauf quelques exceptions, blessés ou prisonniers des Allemands pendant pratiquement trois ans ainsi qu’aux commandos britanniques, français libres et observateurs américains qui les accompagnaient.
Mais un sujet demeure presque tabou, ici comme d’ailleurs presque partout quand on analyse la période noire de l’occupation française : ceux qui, en France et même au sein de l’armée canadienne, ont aidé l’ennemi.
Tout d’abord les gendarmes et policiers français de l’époque.
Il a fallu des années pour que les Français veuillent bien admettre que les gendarmes et héros de la libération de Paris, étaient les mêmes qui avaient procédé à la rafle du Vélodrome d’Hiver, à l’arrestation tout au long des « années noires » de l’occupation de résistants, de Juifs, etc.
Sentant le vent tourner après le 6 juin 1944, ces policiers, armés, se sont subitement transformés en héros lors de la libération de Paris, en août 1944.
Mais il n’y a pas que Paris. Partout à travers la France, policiers et gendarmes ont obéi au régime de Vichy et à ses maîtres nazis et se sont fait souvent les compagnons sinon les valets de la Gestapo. Dieppe ne fait pas exception. Mais le sujet y est quasi tabou, j’en sais quelque chose.
En août 1997, grâce à la complicité d’associations canadiennes de vétérans, j’ai mis la main sur un rapport du quartier général de l’armée canadienne, en date du 26 septembre 1946, et dont j’ai encore personnellement copie, faisant état du rapport rédigé par le lieutenant-général allemand Conrad Hasse, commandant de la 302e division d’infanterie de la Wermacht dont les troupes défendant Dieppe et Pourville faisaient partie.
Ce rapport établit clairement qu’un peloton de la police municipale de Dieppe a aidé les troupes allemandes à Pourville, non loin de Dieppe, soit pendant la bataille, soit après pour garder les prisonniers canadiens.
Lorsque ce rapport fut rendu public en 1997 par des associations de vétérans canadiens et repris par moi-même à la une du quotidien montréalais La Presse lors du 55e anniversaire du raid, le responsable de la police de Dieppe voulut me faire un mauvais parti.
Que cela plaise ou non, qu’à Dieppe on garde le silence ne change rien aux faits : le rapport des autorités allemandes existe vraiment et le quartier général de l’armée canadienne y a accordé foi. Ce qui amène à se poser bien des questions sur les agissements de la gendarmerie et des polices municipales françaises durant l’Occupation.
Mais il y a pire. Un autre tabou existe ici même au Canada : trois soldats canadiens de l’Essex Scottish Regiment faits prisonniers le 19 août 1942 ont été condamnés par une cour martiale, tenue à Aldershot, en Angleterre le 29 septembre 1945 pour avoir « volontairement aidé l’ennemi » après avoir été faits prisonniers en lui fournissant des informations confidentielles.
C’est le colonel C. P. Stacey, alors directeur de la Section historique de l’armée canadienne, qui a rendu publique cette information, plus d’une douzaine d’années plus tard, plus précisément le 21 janvier 1959, dans un document dont j’ai également copie et qui a rarement fait l’objet de publication, comme si le sujet était tabou pour nos historiens.
Le soldat John Gorden Galacher, de Windsor, en Ontario, fut condamné à la prison à vie, dégradé avec mention « déshonorable » de l’armée. Gallaher fut trouvé coupable d’avoir, entre janvier 1943 et décembre 1944, recueilli des informations confidentielles de ses camarades prisonniers et de les avoir refilées aux Allemands.
Le soldat Edwin Barnard Martin, de Riverside en Ontario, a lui aussi été démis de l’armée dans des conditions semblables et condamné pour sa part à 25 ans d’emprisonnement. En plus de s’être rendu coupable du même méfait que Galacher pour la période entre janvier et août 1943, Martin fut également trouvé coupable d’avoir été membre d’une organisation antirusse contrôlée par l’ennemi, selon le document de janvier 1959.
Enfin, le soldat George Hale, de Vassar au Michigan, mais membre de l’armée canadienne, a pour sa part, en plus de sa rétrogradation « déshonorable » été condamné à 10 ans d’emprisonnement pour ses informations fournies à l’ennemi entre novembre 1942 et mars 1943.
On connaît ma détermination à commémorer le sacrifice des combattants d’août 1942 à Dieppe, ce qui est d’autant plus compréhensible que mon propre père, officier des Fusiliers Mont-Royal, y perdit la vie sous la mitraille.
Mais le rôle d’un historien ne consiste pas qu’à raconter les éléments glorieux d’un événement, mais également son côté sombre. Les tabous n’ont pas leur place en histoire, pas plus en histoire militaire que dans un autre secteur.
Ceux qui utilisent l’histoire à des fins de propagande ou de fierté nationale ont tendance à l’oublier.
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