Lucien Dumais demeure sans doute l’agent secret canadien-français le plus connu, sans doute parce qu’il est un des rares à avoir raconté ses souvenirs de guerre dans deux volumes. Mais, en toute justice, pour cet ancien sous-officier, promu capitaine par la suite lorsqu’on l’enrôla dans le Special Operations Executive (SOE) ou service secret britannique, ce sont les médias de la Deuxième Guerre mondiale, avec l’accord des officines de propagande et de la censure militaire, qui en ont fait un héros bien avant la fin du conflit.
Lucien Dumais a vécu une guerre extraordinaire. Enrôlé au sein des Fusiliers Mont-Royal dès septembre 1939, il participa à l’occupation de l’Islande en 1940. Il participa au raid de Dieppe du 19 août 1942 avec le grade de sergent-major de compagnie. Capturé lors de l’opération, il s’échappa d’un train de prisonniers qui l’amenait en Allemagne dès le lendemain. Il regagna ensuite l’Angleterre après maintes péripéties et fut versé dans le service secret où on le dépêcha en Afrique du Nord, pour diriger des patrouilles à cheval qu’il mena à travers les lignes allemandes, déguisé en Arabe.
De retour en Angleterre, il fut permuté aux parachutistes au service de l’espionnage britannique. Parachuté en territoire occupé, il organisa des réseaux de résistance en Bretagne et en Normandie et, au moment de l’invasion, il traversa les lignes allemandes, rendit visite à son ancien régiment à Falaise, puis repassa les lignes et retourna assister la Résistance française en Bretagne. Promu capitaine, Dumais fut décoré de la Médaille Militaire (M.M..) et de la Croix militaire (M.C.) par les Britanniques et de la Liberty Medal américaine avec palme d’argent.
Dumais raconta que lui et deux camarades, le caporal Vermette et le soldat Cloutier, décidèrent de s’évader dès le 20 août, alors qu’on les avait embarqués à bord d’un wagon de bestiaux devant les mener en Allemagne.
Étant de langue française, les trois hommes estimaient avoir davantage de possibilités de s’évader en plein cœur de la France que leurs camarades anglophones.
Ils détachèrent donc des planches sous le wagon, attendirent que le train ralentisse et se laissèrent tomber le long de la voie ferrée. Malheureusement, bien qu’ayant entendu clairement la voix de Cloutier et sachant que ses camarades n’étaient pas très loin de lui, la proximité de gardes allemands empêcha Dumais de les rejoindre. Il les perdit de vue. Après avoir erré dans la campagne, il se résolut, dans la journée du 21, à approcher les habitants d’une maison de ferme.
La fermière, en le voyant, comprit tout de suite. Ayant appris l’opération sur Dieppe par la radio, elle le fit immédiatement disparaître dans la cave d’un hangar qui se trouvait dans le jardin. Cette dame savait que les Allemands recherchaient des évadés à travers la campagne. S’étant assurée que personne ne semblait avoir remarqué la présence de Dumais, elle lui donna immédiatement à manger et lui servit du vin. Puis, aidée de son jardinier, elle fit disparaître son uniforme et lui passa des vêtements civils. Et on décida de lui faire passer la nuit dans une cabane abandonnée, dans la forêt toute proche.
En s’y rendant, Dumais vit une petite affiche menaçante : Peine de mort à qui conque aidera, abritera ou ne dénoncera pas un militaire ennemi de l’Allemagne. Il réalisa alors quel danger il faisait courir à ses nouveaux amis à qui il dédia plus tard une éternelle reconnaissance pour leur geste spontané d’héroïsme au mépris de leur vie.
Le 22 août, ses nouveaux amis lui remirent des vêtements, de l’argent français, des tickets de pain et le plus de renseignements possibles pour se rendre à la zone libre puis en Espagne. L’invasion de la zone dite libre ne se fit qu’après le débarquement allié en Afrique du Nord, quelques mois plus tard. Mais même en zone dite libre, les Allemands contrôlaient la police de Vichy.
Après avoir parcouru une partie du pays en train, Dumais finit par atteindre la zone libre quelques jours plus tard et séjourna cinq semaines à l’Hôtel de la Gare de Lussac-des-Cheaux, hébergé par des résistants. De Lussac-des-Cheaux, Dumais se rendit à Marseille et au consulat américain.
Le consul l’envoya à un médecin français qui apparût accompagné de Pat O’Leary, chef d’un réseau de résistance. Ce dernier, médecin, avait fait ses études à l’Université McGill à Montréal, puis s’était enrôlé dans l’aviation canadienne au début de la guerre, avant d’être envoyé en mission en France. Il fut par la suite arrêté par la Gestapo, puis mourut en déportation en Allemagne.
Dumais, en compagnie d’autres prisonniers évadés, dont un pauvre bougre d’Écossais qui avait réussi à s’évader d’un camp de prisonniers de Dunkerque et qui vivait dans la clandestinité depuis 13 mois, se rendit en train jusqu’à Canet-Plage, près de la frontière espagnole. Pas moins de 65 hommes s’entassaient dans un petit chalet de trois pièces.
Finalement, ils s’embarquèrent sur un chalutier de pêche qui les amena à Gibraltar. Après une nuit et quelques heures à cet endroit, Dumais s’envola pour la première fois à bord d’un avion et revint en Angleterre. Là, une série d’interrogatoires commença. Conduit immédiatement à Londres, on lui demanda de fournir des informations sur le raid de Dieppe. Il eût même le privilège d’être interviewé par nul autre que le grand patron des opérations combinées de commandos, Lord Louis Mountbatten, cousin du roi George VI et qui, après le mariage de son neveu le prince Philip, devint l’oncle par alliance de la reine Élizabeth II.
Quelques jours plus tard, l’Intelligence Service pressentit Dumais pour prendre du service dans cette unité d’espionnage et d’activités de résistance derrière les lignes ennemies. Dumais demanda à réfléchir, car il avait été porté disparu, puis présumé mort, au cours du raid de Dieppe, la Croix-Rouge ne trouvant son nom ni dans les hôpitaux, ni dans les camps de prisonniers. Sa famille avait même célébré un service funèbre à son intention à Montréal. Après un moment de réflexion, Dumais finit par accepter et fut prêté à l’Intelligence Service.
L’armée canadienne n’attendit pas qu’il rédige ses souvenirs pour publiciser ses exploits. Dès avril 1943, on fit savoir dans les journaux que c’était à lui que revenait le mérite d’avoir organisé les patrouilles à cheval qui ont balayé les plaines de Goubellat, en Afrique du Nord.
Un colonel britannique lui avait remis une belle lettre de recommandation que celui-ci, par la suite, se montrait tout heureux de faire lire. On y disait que la langue maternelle de Dumais lui a été d’une aide précieuse lorsqu’il agissait comme officier de liaison avec une unité française. La lettre ajoutait que Dumais avait affiché le plus profond mépris pour sa sécurité en tout temps, qu’il était doué d’une forte personnalité et qu’il possédait un sens rare de l’humour.
Dumais raconta par la suite comment lui était venue l’idée de former ses fameuses patrouilles à cheval sur le sol africain. Comptant de très bons amis parmi les fermiers français, il put obtenir d’eux huit chevaux et un gros mulet. Il mit ces patrouilles à l’œuvre et allait de ferme en ferme dans le no man’s land pour voir s’il ne se trouvait pas des soldats allemands cachés dans les environs. Lorsque lui et ses hommes en dénichaient, ils les faisaient prisonniers et les ramenaient avec eux.
Les hommes que Dumais avaient choisis pour cette mission savaient tous monter à cheval et étaient, pour la plupart, des garçons d’écurie et des jockeys britanniques en temps de paix. Quelques-uns avaient déjà couru à Newmarket.
Par la suite, Dumais fut envoyé en France et durant neuf mois, il dirigea un groupe de maquisards au milieu des dangers de toutes sortes. « Travail excitant, mais comportant trop de détails d’administration », raconta-t-il plus tard en parlant des opérations périlleuses qui sauvèrent des centaines d’aviateurs anglais, canadiens ou alliés.
Quand l’invasion du 6 juin 1944 survint, l’indomptable Dumais, qui ne mesurait que 5 pieds, décida d’abattre des Allemands. Il réunit 150 de ses assistants français les plus endurcis et, revêtant son uniforme de combat anglais de capitaine de l’armée canadienne qu’il avait dissimulé jusque là, il devint leur chef.
Armés de mitrailleuses envoyées par parachute ou « empruntées » à des Allemands qu’ils avaient tués, ils se rendirent combattre sur la péninsule bretonne en tant que section très irrégulière des Forces françaises de l’intérieur (FFI).
Au cours des dix premiers jours du mois d’août 1944, le maquis de Dumais s’était battu dans les bois et était venu cinq fois aux prises avec les Allemands. Lors d’une nuit mémorable, ils tuèrent 50 soldats allemands, firent 36 prisonniers et capturèrent 36 véhicules chargés de provisions et de munitions.
Au nombre des assistants de Dumais, on comptait six jeunes Bretonnes, excellentes « lançeuses » de grenades. La meilleure était une jolie blonde de 21 ans qui avait servi de secrétaire à Dumais alors que, comme couverture derrière les lignes, il parcourait la France en qualité de respectable gérant d’une entreprise de pompes funèbres ayant à traiter beaucoup d’affaires urgentes entre la Bretagne et Paris.
Dumais n’appréciait guère parler des Allemands qu’il a tués, mais il finit par admettre qu’il en avait effectivement abattu quelques-uns, dont huit en une seule nuit.
En entrevue à La Presse, en 1991, près de cinquante ans après le raid de Dieppe, Lucien Dumais a déclaré que pour être agent secret, il « faut être un peu fou, parce que c’est un moyen très sûr de se suicider ».
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