Pierre Vennat
Journaliste-historien

Tableau de guerre décrivant la bataille de Dieppe

En août 1942, lorsqu’il fut connu que des centaines de jeunes hommes du Québec (la plupart des Montréalais francophones, membres d’un régiment de chez nous, les Fusiliers Mont-Royal) faisaient partie des troupes de débarquement à Dieppe, ce fut la commotion dans la métropole.

Des centaines de Montréalais avaient été tués, grièvement blessés ou faits prisonniers. Pour des dizaines de milliers de leurs parents ou amis, c’était l’angoisse, la douleur.

À l’époque, les gars des Fusiliers étaient des héros, aucun doute là-dessus. Les journaux en ont parlé de longs mois, à pleines pages, la radio aussi, la télévision n’existant pas encore.

Les victimes furent vite « récupérées » par le gouvernement fédéral. Pour mousser son recrutement, d’abord, puis pour la vente des bons de la victoire.

Le Brigadier général Dollard Ménard, le commandant du bataillon des Fusiliers Mont-Royal à Dieppe, fut utilisé à toutes les sauces. Mais bien d’autres aussi, dont mon propre père, le Lieutenant André Vennat, qu’une rafale de mitraillette devait emporter.

Le lieutenant André Vennat, tué à Dieppe le 19 août 1942

À l’époque, on ne songeait qu’à venger ces hommes d’ici, ces parents, ces amis, ces gars de chez nous. Ce n’est que plus tard que le débat prit une consonance politique, qu’on commença à se demander si les Canadiens n’auraient pas été bêtement sacrifiés, si un tel massacre n’était pas inutile.

La crise de la conscription, qui suivit quelques mois plus tard, devait envenimer les choses. Depuis, et surtout depuis l’émergence du nationalisme québécois comme phénomène politique, les victimes de Dieppe, qui ne se prenaient surtout pas pour des héros, furent récupérées par les partisans comme les adversaires du fédéralisme canadien.

En certains milieux, on en a fait des vilains, les nouveaux héros étant plutôt ceux qui ont pris le maquis pour lutter contre la conscription. D’autres ont voulu donner à leur engagement une consonance qu’il n’avait pas, en faire, par exemple, des super-défenseurs de la démocratie, de l’Empire britannique ou d’un Canada from coast to coast.

J’avais trois ans à la mort de mon père. J’ai été élevé en fils de héros. Ma mère, jeune veuve d’officier, était constamment invitée et citée en exemple de courage. Chaque année, et même plusieurs fois par année, jusqu’en 1962 environ, diverses cérémonies rendaient hommage aux héros de Dieppe. Depuis le Québec s’est trouvé d’autres héros et les commémorations ont pris un caractère plus intime et n’attirent plus les foules.

Bien sûr, on avait déjà commencé à s’interroger sur la pertinence d’un tel massacre, mais personne ne songeait à nier l’héroïsme de ces hommes et de ce père, mort à 30 ans, que je n’ai connu que par ses lettres.

J’ignore pourquoi exactement les compagnons d’armes de mon père se sont enrôlés. Ce que je sais, c’est que tous les participants canadiens au raid de Dieppe étaient des combattants volontaires. La conscription n’existait pas encore à l’époque de leur enrôlement.

Un bon nombre s’étaient enrôlés pour trouver un emploi stable, le Canada sortant de la crise économique des années 30. D’autres avaient le goût de l’aventure. Certains, surtout parmi les Canadiens anglais, avaient des parents au Royaume-Uni et désiraient faire quelque chose pour les aider. Mais bien peu, malgré ce qu’on a tenté de leur faire dire par la suite, y sont allés pour des motifs idéologiques, que ce soit pour combattre le nazisme, défendre la démocratie et encore moins, dans le cas des francophones, sauver l’Empire britannique.

En 1982, il y a maintenant trente ans, on interviewa des dizaines de survivants du raid et tous furent catégoriques : pour plusieurs des jeunes Canadiens qui combattirent à Dieppe, la vie militaire était la première chance qu’ils eurent de gagner quelques sous.

Plusieurs d’entre eux provenaient de familles qui, durant la crise économique des années 30, ne mangèrent pas à leur faim tous les jours. C’est souvent la raison pour laquelle ceux qui provenaient d’une famille nombreuse s’enrôlèrent comme volontaires si facilement, dès le début de la guerre. Jeunes, célibataires et demeurant, pour la plupart, encore au foyer familial, leur entrée dans l’armée constituait une double aubaine pour leurs familles. D’un côté, cela voulait dire une bouche de moins à nourrir et de l’autre, un revenu additionnel, pour des familles qui, bien souvent, en avaient affreusement besoin. Pour plusieurs d’entre eux, l’armée constitua le premier endroit où ils purent manger et se vêtir convenablement.

Mon père était en quelque sorte une exception. Il s’était enrôlé pour venger son frère aîné et un de ses oncles, tous deux tués par les Allemands à la Première Guerre mondiale.

Aujourd’hui, 70 ans plus tard, alors que ma femme et moi nous apprêtons à nous rendre à Dieppe pour cette commémoration qui sera peut-être la dernière, il est normal que je me demande si mon père est mort à 30 ans pour rien, vu que partout encore dans le monde, on continue à s’entretuer.

Alors que la majorité des Canadiens a oublié ce triste événement, s’il en a déjà entendu parler, le ministre Blaney, qui représentera le Canada aux commémorations de Dieppe, prétendra évidemment le contraire en rendant hommage aux survivants et disparus.

Les survivants du raid meurtrier d’août 1942, hommes fiers, dont le nombre, bien sûr, diminue d’année en année au point que dans deux ou trois ans, il n’en restera peut-être plus, ont de la difficulté à admettre qu’ils ont combattu et souffert pour rien. D’ailleurs, on ne souffre jamais complètement pour rien. La vérité n’est jamais simple.

Mais les familles des victimes, elles, ne peuvent s’empêcher de penser que ce gâchis n’était pas nécessaire. Qu’elles auraient voulu connaître, aimer, ces pères, ces fils, ces amis dans la fleur de l’âge qui ont vu leur vie fauchée brusquement en ce 19 août 1942. Même chose pour la famille des blessés et, surtout, des prisonniers qui pour avoir vécu pratiquement trois ans dans les geôles allemandes, en sont revenus, pour plusieurs, marqués psychologiquement d’une façon ou d’une autre.

Le clamer tout haut n’est pas manquer de respect envers ceux qui ont combattu, ont souffert, et ont sans aucun doute, malgré l’horreur du massacre, apporté une contribution utile, sinon strictement nécessaire à la victoire sur l’hitlérisme, que personne, décemment, ne pouvait souhaiter voir triompher. J’ai l’impression que là-dessus, mon père me donnerait raison.

Et pourtant, l’horreur de Dieppe constitue une tranche d’histoire que l’on n’enseigne pas à l’école, ni au Québec, ni en France.

Pourtant, les jeunes d’aujourd’hui ont besoin qu’on leur cite de vrais héros. Après tout, parmi les morts de Dieppe, il y a 119 francophones des Fusiliers Mont-Royal. Des gars de chez nous. Sans compter ceux qui ont été blessés, faits prisonniers, etc. Pourquoi ne parlerait-on pas à l’école d’eux et de leur chef, le brigadier général Dollard Ménard? De la même façon que, dans ma jeunesse, on nous exaltait les vertus de Dollard des Ormeaux et, aujourd’hui, des Patriotes de 1837? Tout comme, bien sûr, il faudra qu’on se souvienne demain de ceux des nôtres qui sont allés faire leur devoir en Afghanistan, qu’on soit pour ou contre l’intervention canadienne en ce pays.

Personnellement, c’est pour ces jeunes, pour qu’ils sachent, et aussi pour que le sacrifice de mon père et de ses camarades, de ceux qui l’ont précédé lors de la Première Guerre mondiale et qui lui ont succédé par la suite, afin qu’ils ne sombrent pas dans l’oubli, que depuis cinquante ans je me consacre à l’histoire des militaires de chez nous.

Et bien sûr pour que les hommes comprennent l’absurdité de la guerre. On ne règle jamais rien par le sort des armes. Les politiciens et les fabricants d’armes finissent toujours par faire renaître un conflit quelque part.

Pourtant, les Jeux olympiques de ces derniers jours prouvent que des Israéliens peuvent s’asseoir dans des gradins, avec des Arabes musulmans sans se tirer les cheveux. Que des Iraniens peuvent défiler aux côtés d’Américains, des Croates et Bosniaques aux côtés de Serbes, des Coréens du Nord aux côtés de Coréens du Sud, des Chinois communistes aux côtés des Nationalistes de Taïwan.

C’est, je crois, le testament spirituel que mon père, son frère et mon grand-oncle, les trois coquelicots que l’on peut voir sur l’écu annonçant l’entrée de notre domaine familial dans les Hautes-Laurentides, auraient voulu lancer.

Et c’est pour ça que je crois qu’il faut qu’on reparle de Dieppe.

 

Pierre Vennat