Un éditorial de Pierre Vennat
Journaliste-historien

LA PRESSE CANADIENNE
Une fillette dans un cimetière à Calgary

Une fois par année, les Québécois de toute allégeance, faisant fi de leurs différences, observent deux minutes de silence et se recueillent à la mémoire de ceux à qui nous devons, ici au Québec, de vivre en paix.

S’il nous arrive, trop souvent hélas, de parler davantage de ce qui nous oppose que de ce qui nous rassemble, il est une chose sur laquelle tous s’accordent : nous vivons au Québec dans une société libre, où nous pouvons choisir librement nos dirigeants, où le pluralisme politique existe en toute légalité, où la liberté d’expression existe, où la censure de l’information n’existe pas, où les femmes sont considérées l’égale des hommes, où les enfants, quel que soit leur sexe peuvent aller à l’école, où les soins de santé sont égaux pour tous et où toute forme de discrimination est interdite.

 Ces libertés, nous les devons à ceux qui, dans le passé et actuellement, les défendent.

Comme le veut la devise du Québec, nous nous souvenons de nos ancêtres qui depuis les premiers temps de la Colonie jusqu’à aujourd’hui, ont toujours su défendre cette liberté. Nous avons évidemment une pensée pour ceux qui reposent dans les cimetières du monde entier après avoir servi leur patrie, ceux dont les noms apparaissent sur les divers cénotaphes au pays et à l’étranger. Mais nous nous souvenons aussi de tous ceux qui ont été blessés, fait prisonniers ou ont connu la mitraille. Nous nous souvenons de tous ceux qui, au pays, les ont encouragés, de ceux qui ont par leur travail permis à ces soldats de partir au front, de leurs amis, leurs parents, leurs épouses, leurs enfants, leurs prisonniers. Nous nous souvenons des mamans, des frères, des sœurs, des enfants, des êtres aimés qui ont pleuré un des leurs.

Cet été, j’ai fait partie de la délégation qui s’est rendu à Dieppe, en Normandie, où, le 19 août 1942, il y a donc 70 ans, les Fusiliers Mont-Royal, un régiment bien de chez nous, ont perdu pas moins de huit officiers et 111 sous-officiers et hommes de troupe tués en un seul avant-midi. Sans compter les centaines d’autres qui ont été blessés, certains mutilés pour la vie ou encore faits prisonniers durant pratiquement trois ans dans des camps nazis.

L’an prochain sera l’occasion de commémorer la libération de l’Italie, commencée en août 1943, et durant laquelle le Royal 22e Régiment, entre autres, a joué un rôle important.

Puis dans deux ans, nous retournerons commémorer encore plus de Québécois, membres de plusieurs régiments canadiens-français, ou servant dans d’autres unités tant de l’armée de terre, de l’aviation ou de la marine et qui, à compter du 6 juin 1944, ont perdu la vie lors de la campagne de Normandie.

Enfin, en 2015, cela sera l’occasion de commémorer la victoire des nôtres lors de la libération dela Belgiqueet dela Hollandeet lors de la chute finale du régime hitlérien. Sans compter la victoire sur les Japonais dans le Pacifique, à laquelle bon nombre de Québécois ont également contribué.

Pour revenir à la commémoration du raid de Dieppe, rappelons qu’à l’époque, les gars des Fusiliers Mont-Royal étaient considérés comme des héros, il n’y a aucun doute là-dessus. Les journaux en ont parlé de longs mois, à pleines pages, la radio aussi.

Les victimes furent vite « récupérées » par le gouvernement fédéral. Pour mousser son recrutement, d’abord, puis pour la vente des Bons dela Victoire.

À l’époque, au Québec, la population en général ne songeait qu’à venger ces hommes d’ici, ces parents, ces amis, ces gars de chez nous. Ce n’est que plus tard que le débat prit une consonance politique, que l’on commença à se demander si les Canadiens n’auraient pas été bêtement sacrifiés, si un tel massacre n’était pas inutile.

La crise de la conscription, qui suivit quelques mois plus tard, devait envenimer les choses. Depuis, et surtout depuis l’émergence du nationalisme québécois comme phénomène politique, les victimes de Dieppe, qui ne se prenaient surtout pas pour des héros, furent récupérées par les partisans, comme par les adversaires, du fédéralisme canadien.

En certains milieux, on en a fait des vilains, les nouveaux héros étant plutôt ceux qui ont pris le maquis pour lutter contre la conscription. D’autres ont voulu donner à leur engagement une consonance qu’il n’avait pas, en faire, par exemple, des superdéfenseurs de l’Empire britannique ou d’un Canada from coast to coast.

Les combattants canadiens de Dieppe, tout comme d’ailleurs, ceux de la campagne de Normandie, étaient tous des volontaires. Le temps que les Communes votent la conscription et que les conscrits soient suffisamment entraînés pour être envoyés au front, on était déjà rendu à 1945 et d’ailleurs bien peu le furent.

Un bon nombre de ces volontaires s’étaient enrôlés pour trouver un emploi stable, au sortir de la terrible crise économique des années 1930. D’autres avaient le goût de l’aventure. Plusieurs d’entre eux provenaient de familles qui, pendant les dix dernières années, ne mangeaient pas à leur faim tous les jours.

C’est souvent la raison pour laquelle ceux qui provenaient d’une famille nombreuse s’enrôlèrent comme volontaires si facilement dès le début de la guerre. Jeunes, célibataires et demeurant, pour la plupart, encore au foyer familial, leur entrée dans l’armée constituait une double aubaine pour leurs familles. D’un côté, cela voulait dire une bouche de moins à nourrir et de l’autre, un revenu additionnel pour des familles qui, bien souvent, en avaient affreusement besoin. Pour plusieurs d’entre eux, l’armée constitua le premier endroit où ils purent manger et se vêtir convenablement.

Les survivants du raid meurtrier d’août 1942, hommes fiers, dont le nombre, bien sûr, diminue d’année en année au point que dans deux ou trois ans, il n’en restera peut-être plus, ont de la difficulté à admettre qu’ils ont souffert  et combattu pour rien. D’ailleurs, on ne souffre jamais complètement pour rien. La vérité n’est jamais simple.

Mais les familles des victimes, elles, ne peuvent s’empêcher de penser que ce gâchis n’était pas nécessaire. Qu’elles auraient voulu connaître, aimer, ces pères, ces fils, ces amis dans la fleur de l’âge qui ont vu leur vie fauchée brusquement en ce 19 août 1942. Même chose pour la famille des blessés et, surtout, des prisonniers qui pour avoir vécu pratiquement trois ans dans les geôles allemandes, en sont revenus pour plusieurs, marqués psychologiquement, d’une façon ou d’une autre.

Le clamer tout haut n’est pas manquer de respect envers ceux qui ont combattu, ont souffert et ont sans aucun doute, malgré l’horreur du massacre, apporté une contribution utile, sinon strictement nécessaire à la victoire sur l’hitlérisme, que personne, décemment, ne pouvait souhaiter voir triompher.

Cependant, l’horreur de Dieppe constitue une tranche d’histoire que l’on n’enseigne pas à l’école, ni au Québec, ni en France. Comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs. Pourtant, les jeunes d’aujourd’hui ont besoin qu’on leur cite de vrais héros. Pourquoi ne parlerait-on pas à l’école des combattants de Dieppe et de leur chef, le brigadier général Ménard? De la même façon que dans ma jeunesse, on nous exaltait les vertus de Dollar des Ormeaux et des Patriotes de 1837? Tout comme, bien sûr, il faudra demain qu’on se souvienne de ceux des nôtres qui sont allés faire leur devoir en Afghanistan, qu’on soit pour ou contre l’intervention canadienne en ce pays.

Personnellement, c’est pour ces jeunes, pour qu’ils sachent, et aussi pour que le sacrifice de ces hommes, de ceux qui les ont précédés lors dela PremièreGuerremondiale et qui leur ont succédé par la suite ne sombre pas dans l’oubli que depuis cinquante ans, je me consacre à l’histoire des militaires de chez nous.

Et bien sûr pour que les hommes comprennent l’absurdité de la guerre. On ne règle jamais rien par le sort des armes. Les politiciens et les fabricants d’armes finissent toujours par faire renaître un conflit quelque part.

La devise des Fusiliers Mont-Royal, « Nunquam Retrorsum » signifie « Ne jamais reculer ».

En la jumelant avec celle du Québec, « Je me souviens », cela nous permet de ne jamais reculer devant notre devoir de mémoire et de nous souvenir de ceux à qui l’on doit la liberté.

 

Pierre Vennat