Par Sébastien Vincent
Extrait du mémoire de maitrise intitulé La campagne de libération de l’Europe de l’Ouest (6 juin 1944 – 8 mai 1945) à travers les récits autobiographiques et les romans publiés par des combattants québécois francophones, Département d’histoire, Université du Québec à Montréal, 2007. Ce mémoire constitue la pierre d’assise de son plus récent ouvrage intitulé Ils ont écrit la guerre (VLB, 2010).
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes placées en fin de texte.
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Peu d’historiens ont spécifiquement analysé les témoignages de combattants des deux guerres mondiales. Dans ce quasi-désert historiographique, Témoins de Jean Norton Cru publié en 1929, réédité en 1993 demeure un ouvrage incontournable[1]. Autodidacte minutieux et ancien combattant de l’armée française durant la Grande Guerre[2], l’auteur a trié et analysé 302 ouvrages de 252 frères d’armes publiés entre 1915 et 1928. Afin de s’assurer que les auteurs étaient qualifiés comme témoin, chaque ouvrage fait l’objet d’un commentaire précédé d’une biographie de l’auteur, sorte de critique de provenance préconisée par le positivisme historique, comprenant des indications numériques (durée du séjour au front, âge de l’auteur au moment des événements relatés, etc.).
Le nombre imposant d’ouvrages analysés répond au désir de l’auteur de recenser le maximum de témoignages possible afin de distinguer le vrai du faux, la vérité, des légendes. D’ailleurs, Témoins se termine avec un tableau récapitulatif proposant une hiérarchie des auteurs selon leur « ordre de valeur » du plus fiable au moins fiable d’entre eux en fonction de l’expérience personnelle du combat de Norton Cru. L’auteur souhaite ainsi « donner une image de la guerre d’après ceux qui l’ont vue de plus près et faire connaître les sentiments du soldat […] qui sont sa réaction directe au contact de la guerre »[3]. Le point de vue du combattant ayant directement subi les effets du combat devient ainsi objet d’histoire. En focalisant sur la peur, mais aussi sur les conditions matérielles, la dureté des combats, la solidarité, la révolte et l’obéissance des combattants, Norton Cru s’inscrit dans la foulée des travaux de Charles Ardant du Picq, un officier du Second Empire qui, le premier, a tenté d’analyser le moral des troupes au combat dans Études sur le combat, Combat antique et combat moderne publié en 1880.
Témoins, le titre de l’ouvrage, se veut lui-même novateur, souligne l’historien Frédéric Rousseau qui a récemment consacré un ouvrage à son auteur : « Jusqu’alors, dans sa quête de vérité, l’institution judiciaire était la seule à systématiser l’appel aux témoins. Témoins invente un statut nouveau : celui de témoin. Jean Norton Cru ne les cantonne plus aux prétoires. Il fait entrer le témoignage dans l’espace public. […] Jamais les acteurs d’une catastrophe de masse n’avaient à ce point pris la parole sur leurs propres faits, gestes et sentiments »[4]. Dans sa communication au colloque Témoignage et écriture de l’histoire, Carine Trevisan soutient que la démarche de Norton Cru a inauguré une nouvelle écriture de l’histoire qui proposait pour la première fois de délimiter un nouveau genre apparu au cours de la Grande Guerre : le témoignage émanant du témoin-acteur[5].
Avec une précision d’entomologiste, Norton Cru vérifie l’authenticité de chaque témoignage, sans égard aux qualités littéraires dont il se méfie d’ailleurs. Pour lui, un combattant est celui qui a fait directement face au danger : l’aumônier, le chauffeur d’ambulance autant que le fantassin. Bien avant John Keegan, Victor Davis Hanson et Paul Fussell dont il préfigure en quelque sorte la démarche, Norton Cru délaisse le récit militaire émanant de l’état-major qu’il estime dénué de ce qui fait l’essentiel de la guerre : l’expérience personnelle du combattant. Il considère que le discours explicatif donne une idée fausse de la guerre en atténuant l’effet de choc de l’expérience[6]. Norton Cru propose un changement radical de perspective : il passe du fait tactique, cher à l’histoire militaire traditionnelle, au fait psychologique, à la façon dont le combattant perçoit sa propre participation à l’événement. Selon cette approche, la guerre n’est désormais plus une succession de concepts abstraits comme les « batailles », la « victoire » ou la « défaite »; elle devient l’histoire des témoins, des individus particuliers qui ont vécu une expérience concrète et unique.
Pour qu’un témoignage aspire au statut de document historique, il doit répondre à des critères spécifiques. Il doit rendre compte des faits et de leurs échos psychologiques, il doit être écrit au « je » qui fait référence à une subjectivité assumée par l’auteur et contenir des repérages précis dans le temps et l’espace, ce qui permet de juger de son authenticité. Idéalement, le texte devrait s’alimenter à des notes prises quotidiennement afin de demeurer au plus proche de l’émotion brute. Cette écriture de l’impression, Norton Cru demeure conscient qu’elle est extrêmement rare étant donné la difficulté de transcrire fidèlement des impressions spontanées durant un combat. Elle demeure pourtant souhaitable afin de tendre vers une parfaite adéquation entre l’expérience sensible de la guerre et la mise en écriture de cette expérience. La difficulté d’en arriver à un tel degré d’authenticité entraîne deux risques : celui de renoncer à écrire la violence de guerre, c’est à dire de succomber à la « pulsion de silence », car les mots demeurent impuissants à traduire l’intraduisible; et celui de tomber dans le piège de l’évocation de légendes de guerre. Ici, Norton Cru souligne à grands traits la limite du langage à désigner les choses, à traduire la guerre et ses effets.
Jean Norton Cru exècre le récit strictement factuel qu’il estime impersonnel et sans signification pour le lecteur. Il n’apprécie guère non plus les récits trop élaborés qui font perdre de vue l’événement, la valeur littéraire annulant la valeur documentaire. Mais surtout, l’auteur de Témoins refuse la tentation du silence, le refus de témoigner qu’il considère comme étant un crime, une trahison envers les frères d’armes disparus au champ d’honneur. Il inaugure le « devoir de témoigner » qu’il juge incontournable afin de perpétuer le souvenir des amis. Et surtout nécessaire pour ne pas laisser le champ libre à la création de légendes.
Tout au long de sa démarche, Norton Cru pourchasse les faux témoignages et les pseudo-souvenirs de soldats plus ou moins fictifs. Il rejette le caractère excessif de certains écrits qui ont la propension à répéter des légendes comme s’il s’agissait de faits vécus. Il condamne sans appel les récits héroïsant ou blâmant la guerre, ceux qui vantent le patriotisme, l’enthousiasme et le courage sans limite des poilus avant l’assaut ou qui dénoncent les mares de sang et les monceaux de cadavres. Norton Cru condamne aussi la fascination que ces légendes suscitent chez les combattants eux-mêmes.
Aussi novateur soit-il, son travail connaît ses limites. Premièrement, l’auteur ne s’interroge pas sur le rôle des légendes dans le processus de deuil. Deuxièmement, il néglige de se questionner sur les limites du témoin-acteur : il ne considère ni son angoisse morale ni son état probable d’hébétitude durant un combat ni les troubles engendrés par l’expérience permanente de la peur. Troisièmement, il a tendance à croire que le simple fait de présenter les événements tels qu’ils ont été vécus suffit à créer chez le lecteur un sentiment de répulsion face à la guerre. Les faits parlent par eux-mêmes et quand ils ne sont pas embellis par la rhétorique, ils devraient conduire inévitablement à la haine de la guerre, estime Norton Cru. Comme le récit doit conserver toute l’horreur de l’événement, « il s’agit moins de rendre la guerre intelligible que haïssable »[7]. Il n’y a qu’un pas à franchir avant le réquisitoire contre la guerre, ce qui tient plutôt du pamphlet que de la véritable démarche scientifique pourtant si chère à Norton Cru! Carine Trevisan souligne que la notion de peur devient ainsi l’étalon de vérité du témoignage : celui qui évoque la peur constitue un bon témoin, celui qui n’en fait pas mention ne l’est pas[8]. En résumé, sa méthode impose de nombreuses contraintes aux témoins : ceux-ci doivent relater des faits sans recourir à des thèses ni aux légendes ni à la littérature qui, pourtant, peut transmettre une expérience en frappant l’imaginaire. Mais leur témoignage doit être suffisamment percutant pour abolir à jamais le goût de la guerre! Il s’agit là d’un pari apparemment intenable pour un témoin. La corporation historienne ne s’est pas laissée séduire par la rigueur scientifique de Témoins : de nombreux détracteurs ont condamné l’hypercriticisme de son auteur[9].
Peu importe les limites de sa méthode, le travail de Norton Cru demeure d’actualité. Pour Frédéric Rousseau, Témoins est devenu un héritage scientifique légué aux générations suivantes d’historiens confrontés aux témoignages[10]. Mais peu importe le degré de scientificité de la méthode employée, il ne faut pas se leurrer, rappelle Jean Norton Cru lui-même : on ne peut comprendre la guerre tant qu’on n’en a pas vécu les expériences limites[11]. Les écrits de combattants permettent seulement de les appréhender un peu mieux.
Un second ouvrage, publié en 1986, s’inscrit dans le sillon de Témoins. Dans 14-18 À travers leurs journaux. Les combattants des tranchées, Stéphane Audoin–Rouzeau part à la rencontre du poilu « dans la banalité de sa guerre quotidienne »[12]. L’auteur veut notamment comprendre les représentations mentales des catégories de combattants les plus nombreuses, mais méconnues de l’historiographie contemporaine en dépouillant pour la première fois la presse des tranchées. Il s’attarde à la vie de tous les jours sur le front, à la mort, à l’arrière à la fois détesté et fascinant pour les poilus. Plus spécifiquement, il s’attarde à la question du moral, aux rigueurs de la vie au front, au combat, aux blessés et aux tués, à l’hostilité envers l’ennemi et au patriotisme des soldats[13].
Enfin, un dernier ouvrage inspire grandement notre démarche : La guerre censurée, Une histoire des combattants européens de 14-18 de Frédéric Rousseau. À partir notamment de 68 témoignages de combattants européens tirés de genres variés (journaux intimes, correspondances, écrits littéraires), l’historien veut expliquer la nature du consentement des mobilisés, la spécificité des mutineries françaises et cerner les éléments constitutifs du moral des troupes[14]. La guerre qu’il présente, inspiré directement de la démarche de Jean Norton Cru, est vue de l’intérieur, c’est la « guerre des petites gens, soldats, sous-officiers et officiers de tranchées. Tous nos combattants ont les pieds englués dans la boue, l’uniforme crotté, délavé, déchiré »[15]. L’historien souhaite ainsi montrer que l’homme ne s’efface pas sous le soldat. Le recours aux témoignages permet de situer le propos au plus près de la guerre telle qu’elle a été vécue. Cependant, l’auteur omet de présenter les critères de sélection des témoignages et il demeure discret sur la question de l’usage des témoignages en histoire. On lui a reproché cette négligence méthodologique sur laquelle il est revenu dans son ouvrage récent portant sur Jean Norton Cru. Cela dit, le travail de Rousseau, non sans soulever la polémique, offre une vision renouvelée de la guerre et de la violence à mille lieux des stéréotypes longtemps dominants.
[1]Jean Norton Cru, Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, [1929], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993.
[2] Sur son parcours, voir la notice biographique élaborée par Hélène Vogel, sa sœur, dans Jean Norton Cru, Du témoignage, Paris, Allia, 1997.
[3] Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 13.
[4]Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003, p. 61.
[5] Carine Trevisan, « Jean Norton Cru, Anatomie du témoignage», in Jean-François Chiantaretto et Régine Robin (dir.), Témoignage et écriture de l’histoire, op. cit., p. 48.
[6] Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 24.
[7]Ibid, p. 61.
[8]Ibid, p. 62.
[9] Sur les polémiques autour de la parution de Témoins, voir Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, op. cit., p. 137-251.
[10]Ibid, p. 17.
[11]Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 225.
[12] Stéphane Audoin–Rouzeau, À travers leurs journaux 14-18, Les combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986, p. 5.
[13] L’historiographie allemande a emboîté le pas depuis la publication du livre de S. Audoin–Rouzeau. L’historienne allemande Anne Lipp est partie à la découverte du langage des soldats en étudiant leurs correspondances et des journaux des tranchées dans Meinungslenskung im Krieg. Kriegserfahrungen deutscher Soldaten une ihre Deufung. 1914-1918, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003 (cité dans Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre, op. cit., p. 136).
[14] Frédéric Rousseau, La guerre censurée, Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 1999, 412 p, « coll. Point Seuil Histoire », 2003.
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