Stéphane Roussel est professeur titulaire à l’École nationale d’Administration publique où il enseigne la politique étrangère et la politique de défense. Spécialiste des questions de sécurité militaire, il s’intéresse plus largement à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il vient de faire paraître La Seconde Guerre mondiale. Allemands et Canadiens face à face aux Éditions du Septentrion. Entretien avec l’auteur. 


 

FS : Vous évoquez en introduction de votre nouveau livre la controverse ayant entouré le récent passage à la Chambre des Communes du canado-ukrainien Yuroslav Hunka, qui s’est révélé être un ancien soldat de la Waffen-SS. Plusieurs ouvrages ont fait état de la compromission des Américains avec des ressortissants nazis après la guerre, notamment sur le plan scientifique. Au Canada, la Commission Deschênes sur les criminels de guerre, créée en 1985, avait identifié plus de 800 personnes vivant au Canada et ayant des liens avec les nazis, dont 29 méritaient une attention particulière de la part du gouvernement. Croyez-vous que le Canada a aussi sa part d’ombre à cet égard, ou notre vigilance aurait plutôt été trompée par la naïveté ou l’indifférence?

SR : Il y bien une part d’ombre dans l’attitude du gouvernement et de la société canadienne à l’égard de leur attitude à l’installation probable de plusieurs criminels de guerre. Que certains d’entre eux aient pu entrer et refaire leur vie au Canada ne fait aucun doute, même si les conclusions des travaux de la Commission Deschênes restent très prudentes sur ce point.

Certes, les vagues d’immigration qui se succèdent pendant et après la guerre ont parfois été gérées dans une certaine confusion, alors qu’il est parfois difficile de mener des enquêtes, surtout à propos des ressortissants des États d’Europe de l’Est dirigés par des gouvernements prosoviétiques. En fait, il semble que l’un des plus importants critères pour immigrer au Canada était que les nouveaux arrivants puissent démontrer qu’ils ne se sont jamais compromis avec les communistes. Que des gens au passé criminel aient pu se faufiler au pays n’est donc pas très étonnant.

Mais il y a aussi très certainement une part de complaisance, voire de sympathie. L’indignation à l’égard des nazis a été enterrée par la haine et la peur du communisme, tandis que plusieurs des victimes du nazisme (et au premier chef la population juive) suscitaient de la méfiance ou de l’indifférence. Adrien Arcand, le chef du Parti d’unité nationale du Canada (d’obédience fasciste) interné durant la guerre, a pu continuer à professer ses idées après le conflit, et de récolter de forts appuis lors des élections fédérales de 1949 et de 1953. Le climat politique et intellectuel de l’époque ne favorisait donc pas une chasse active aux criminels nazis.

Il est malheureux que les travaux de la Commission Deschênes n’aient pas été poursuivis sous une forme ou un autre. En raison de limites trop étroites (tant dans le mandat que dans le temps), la Commission n’a pas pu faire la lumière sur l’ampleur réelle du phénomène, et a fait l’objet de nombreuses critiques. Pourtant, le fait qu’il subsiste toujours un malaise profond à l’égard de ces histoires de criminels s’installant au Canada après la guerre (ravivé par l’Affaire Hunka) justifie, je crois, une nouvelle enquête, plus large et plus approfondie.

 

FS : Votre ouvrage déboulonne plusieurs mythes au fil des pages, notamment à propos de la portée de la contribution canadienne à l’effort de guerre sur le terrain. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale transporte aussi diverses leçons, ou avertissements, à l’égard de la démocratie et de sa fragilité. Son étude nous confronte à la vulnérabilité des peuples à l’égard d’une propagande qui peut mener à l’expression des pires instincts humains. À une époque où les jeunes élèves ignorent de plus en plus en quoi a pu consister la Shoah par exemple, croyez-vous que l’enseignement de ces leçons occupe un espace suffisant dans le cursus scolaire?

SR : Je suis de ceux qui croient que l’éducation est l’une des rares choses qui soient impossibles de consommer en trop grande quantité.

J’ai souvenir, il y a longtemps, d’un reportage sur le Musée de l’Holocauste Montréal. Le journaliste interroge un adolescent qui vient d’en terminer la visite avec sa classe. C’est quand il a dit que « Avant la visite, je ne savais pas si Hitler était bon ou mauvais » que je prends conscience de l’ampleur et de la nécessité de la tâche qui consiste à cultiver la mémoire des crimes commis par l’Allemagne nazie et, de manière plus générale, de la guerre. Il faut notamment surmonter le fait que les sociétés canadienne et québécoise n’ont pas de souvenir collectif des souffrances et des destructions engendrées par la guerre.

Naturellement, cette opération doit être menée de manière posée, pour ne pas encourager la banalisation du délire nazi et multiplier les « points Godwin » à propos de la moindre divergence de points de vue idéologique ou politique.

Enseigne-t-on suffisamment cette période dans les cours d’histoire ? Je ne saurais le dire, mais je crois percevoir un intérêt croissant dans la société québécoise francophone pour la Seconde Guerre mondiale qui se manifeste notamment par une multiplication des publications écrites et électroniques sur le sujet. Le page que vous et Sébastien Vincent animez, comme votre propre ouvrage sur Les Québécois en Normandie, en sont d’excellents exemples.

 

FS : Vous abordez les exploits du commandant de char nazi Michael Wittmann le 13 juin 1944 à Villers-Bocage. On raconte qu’il avait détruit le premier et le dernier char d’un convoi britannique, bloquant ainsi tous les autres qui devenaient des cibles faciles. On se souvient moins d’un exploit similaire du soldat Louis Valmont Roy, du Régiment de la Chaudière, qui avait usé de la même tactique dans la nuit du 6 au 7 juin en maniant seul un canon pour détruire un convoi de chenillettes allemandes (Roy avait été retrouvé mort le lendemain matin, affalé sur la culasse de son canon). Vous évoquez le culte dont Wittmann fait encore l’objet aujourd’hui. J’ai moi-même été surpris de voir sa tombe fleurie et des mots admiratifs laissés sur celle-ci au cimetière allemand de La Cambe en Normandie. Vous mentionnez à juste titre dans votre ouvrage que ce culte est préoccupant. Comment l’expliquez-vous?

SR : La tactique consistant à immobiliser une colonne de véhicules ennemis en détruisant le premier et le denier engins semble avoir été couramment employée par tous les camps. C’est d’ailleurs la source d’une critique qui a été formulée à l’encontre de la célèbre scène du film « Fury » lorsqu’un Tigre en embuscade attaque la colonne commandée par le Sergent Collier; au lieu de détruire le premier engin, « Fury » (au demeurant le seul de la colonne à avoir un canon suffisamment puissant pour affronter un Tigre), il s’en prend au dernier, avant de quitter sa position. Ce n’est cependant pas ce qui s’est produit à Villers-Bocage, car la colonne britannique était déjà immobilisée quand surgit le char de Wittmann.

Quant au culte de Wittmann, il est « préoccupant » parce qu’il passe par une banalisation ou une marginalisation des crimes commis par les nazis, la SS et même la Wehrmacht, voir à leur glorification. Je vois plusieurs chemins qui peuvent mener à adhérer à un tel culte.

Le premier est celui de la naïveté. Plusieurs des admirateurs sont d’abord captivés par les exploits au combat de Wittmann et sans doute aussi par les machines qu’il commandait. Cette attitude nécessite une part d’aveuglement, parfois volontaire, puisqu’elle exige de se concentrer uniquement sur les combats au front et de faire l’impasse sur les gestes posés à l’arrière ou après les batailles, parfois par les mêmes individus. Tout au long de l’ouvrage, j’ai consciemment tenté de ne jamais séparer le récit de la guerre proprement dite de celui des crimes qui sont commis hors des zones de combat.

Le second chemin est plus sombre et consiste à appliquer le même raisonnement à l’ensemble de la Waffen-SS, que l’on considère comme « des soldats comme les autres » (donc à ne pas confondre avec les bourreaux des camps de concentration), sinon à une troupe d’élite capable de redresser des situations catastrophiques. C’est un phénomène bien documenté dans des ouvrages comme ceux de Smelser et Davies, The Myth of the Eastern Front (2008). Ici aussi, il y a un refus d’appliquer un esprit critique à l’histoire et à ne voir que ce l’on veut bien y voir.

La troisième voie, la pire, est celle d’assumer pleinement une admiration pour le nazisme. Wittmann devient dans ce contexte un héros que l’on peut louer plus ouvertement que bien d’autres SS car, à ma connaissance, son nom n’est associé à aucun acte criminel. Toutefois, il n’en pas moins que Wittmann était membre du Parti nazi, mais surtout de la Division Leibstandarte jusqu’à ce que sa compagnie soit transférée au 101e bataillon indépendant de chars lourds SS au début 1944. La Leibstandarte a commis de très nombreux crimes, particulièrement en URSS. Wittmann pouvait difficilement ignorer les pratiques de ses frères d’armes. En ce sens, admirer Wittmann en faisant abstraction de cette dimension est effectivement « préoccupant ».

 

FS : De tous les mythes que vous abordez dans votre ouvrage, tant à l’égard de la participation canadienne que du côté des Allemands, lequel vous paraît le plus significatif ou le plus déroutant et pourquoi?

SR : Il est vrai que les mythes, et les processus de réécriture et de réinterprétation de l’histoire me fascinent! Ils servent généralement, consciemment ou inconsciemment, des fins identitaires, idéologiques ou politiques et constituent une part importante de la culture stratégique du groupe qui les porte. La société québécoise n’y échappe pas.

Le mythe que je considère comme étant le plus significatif parmi ceux traités dans le livre est celui de la « Wehrmacht aux mains propres » (chapitre 2) tant il est prégnant et porteur de conséquences politiques importantes. Il a permis, moins de dix ans après la fin de la guerre, d’entamer le réarmement sans créer la commotion à laquelle on aurait pu s’attendre, surtout dans les pays d’Europe occidentale qui ont souffert de destructions ou de l’occupation par les troupes d’Hitler. En quelques années, l’ennemi honni d’hier devient un allié que l’on admire et l’on respecte. L’Allemagne a pu ainsi être insérée dans le dispositif de défense occidental face aux Soviétiques.

Il tire aussi son importance du fait qu’il a pleinement fonctionné. Du début des années 1950 jusqu’à la fin des années 1990, il domine le discours sur la guerre, surtout dans les sociétés anglophones. Il s’agit donc d’un mythe de réconciliation, qui permet aux ennemis d’hier de se raccommoder en adoptant une vision et une interprétation semblables du conflit qui les a opposés. Il aura fallu le travail des historiens allemands, notamment la tenue d’une exposition itinérante (et très controversée) sur les « crimes de la Wehrmacht » à partir de 1995, pour ébranler les fondements du mythe.

Il s’agit aussi d’un mythe de disculpation de l’ensemble des militaires allemands responsables ou complices de crimes de guerre. Si près de 11 000 personnes (civils et militaires) ont été traduites devant des tribunaux occidentaux, un grand nombre échapperont à la justice. Le mythe contribue à alimenter le sentiment d’injustice (ou de justice incomplète) qui entoure les crimes commis par l’Allemagne dirigée par Hitler.

Enfin, c’est aussi l’un des rares cas de discours historique dominant écrit par les vaincus plutôt que par les vainqueurs, faisant ainsi mentir un fameux aphorisme.

Le mythe de la Wehrmacht aux mains propres en rappelle un autre, qui me fascine tout autant, soit celui de la « Cause perdue de la Confédération ». Forgé rapidement dès 1866, donc immédiatement après la fin de la guerre de Sécession, par l’éditeur sudiste Edward Pollard, il est repris et approfondi par des vétérans confédérés et par plusieurs historiens. Il s’agit aussi d’un mythe de disculpation et de réconciliation, pour tenter de dissocier la Confédération de l’esclavage et de produire un récit de la guerre (et de ses causes) pouvant réconcilier les Américains – et particulièrement des Américains blancs, puisque la réconciliation s’est faite au détriment des Afro-Américains. Le général Robert E. Lee y joue le même rôle que celui que tient Rommel dans le mythe de la Wehrmacht honorable, celui du noble et brillant stratège qui mène une « guerre propre ». Écrit par les vaincus, le mythe de la Cause perdue est aussi efficace que celui de la Wehrmacht aux mains propres, et teinte encore aujourd’hui les débats sur la guerre civile américaine.

 

FS : Enfin, vous expliquez en introduction que votre ouvrage est « le premier que [vous pouvez] consacrer entièrement à un sujet qui [vous] habite depuis 50 ans ». Vous a-t-il donné envie de poursuivre dans cette veine? Avez-vous un autre projet sur la planche à dessin?

SR : OH OUI! Je dois d’abord attendre de voir comment Allemands et Canadiens face à face sera reçu.

Le projet auquel je réfléchis n’a probablement que peu de chance de voir le jour, tant il est niché. Sous le titre de travail, « Les blindés de la Seconde Guerre mondiale : Mythes et débats », il s’agit d’une synthèse des débats qui ont portent sur la guerre des blindés, ne faisant la part belle à ceux qui entoure la Seconde Guerre mondiale. Il aborderait des thèmes comme la stratégie (par exemple, les mythes entourant la formulation et la mise en œuvre de la Blitzkrieg), l’évolution des technologies (le dialogue entre l’obus et de la cuirasse et les progrès des armes antichars), l’interprétation de quelques affrontements marquants (comme Koursk, puisque je n’ai pas pu insérer ce chapitre dans mon livre), la place de la Seconde Guerre mondiale dans un siècle d’évolution du char (le zénith avant un long crépuscule?) ou encore l’histoire de l’arme blindée au Canada.

Tel que je l’envisage, cet ouvrage pourrait ressembler à Allemands et Canadiens face à face, soit des chapitres thématiques, autonomes, même s’ils renvoient parfois les uns aux autres.

Mais le problème serait peut-être de trouver d’abord une maison d’édition qui accepterait un livre aussi spécialisé, puis ensuite de lui trouver un lectorat. Pour l’heure, je laisse le projet mûrir.


 

L’ouvrage de Stéphane Roussel est présentement disponible dans toutes les bonnes librairies.

Pour le feuilleter et en connaître davantage, rendez-vous sur le site des Éditions du Septentrion.

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Frédéric Smith