Laurent Veyssière

Dans Vimy. Un siècle d’histoires, 1917-2017 (Septentrion, 2018), l’historien français Laurent Veyssière s’intéresse à la bataille de Vimy, qui a eu lieu du 9 au 12 avril 1917, mais surtout au mythe qu’elle a suscité au Canada, depuis les premiers écrits journalistiques qui ont décrit les combats à la commémoration du centenaire de la bataille, le 9 avril 2017.

Les autorités canadiennes ont vite compris que la bataille pouvait être utilisée à des fins politiques. Dès 1917, Vimy devint un fort marqueur identitaire réinterprété selon le contexte politique canadien et, du coup, un bel exemple d’usage du passé et de l’histoire à des fins partisanes.

Vimy constitue depuis un siècle un « lieu de mémoire » et de contre-mémoire que Laurent Veyssière déconstruit dans son étude dépassionnée. Une lecture éclairante. Cet entretien en propose un avant-goût.

 

Dans la préface de Vimy. Un siècle d’histoires, l’historien Mourad Djebabla-Brun écrit : « Vimy est partie prenante de l’histoire militaire canadienne, mais également de notre quotidien avec sa présence sur les billets de 20 $ ». Pourtant, la bataille de Vimy est peu connue, surtout au Québec. En résumé, que s’y est-il passé le matin du 9 avril 1917 et dans les jours qui ont suivi ?

Laurent Veyssière:

Après de rudes négociations au début de 1917, les généraux français Robert Nivelle et anglais Douglas Haig, s’accordent sur grande offensive de printemps qui sera coordonnée entre Français et Britanniques sur deux fronts.

L’attaque principale, qui doit mobiliser plus d’un million d’hommes, sera menée par les troupes françaises dans l’Aisne, sur le Chemin des Dames. Elle est destinée à rompre le front allemand entre Reims et Soissons. Elle sera précédée d’une offensive de l’armée britannique dans un secteur allant de Lens à Amiens quelques jours avant le déclenchement de l’assaut principal français.

Dès lors, les Britanniques se lancent dans les préparatifs de l’opération qui doit être déclenchée au début d’avril 1917. La planification de l’attaque prend en compte toutes les leçons tirées de la bataille de Somme, l’état-major britannique voulant absolument éviter l’hécatombe des combats de 1916. Lors de cette grande offensive britannique connue sous le nom de bataille d’Arras, la Ire armée britannique, constituée essentiellement des quatre divisions canadiennes (52 bataillons dont 48 canadiens et 4 britanniques) commandées par le général anglais Julian Byng, reçoit la mission de prendre les hauteurs de Vimy, situées sur le flanc nord de la ligne d’assaut britannique.

L’attaque est l’objet d’une longue et minutieuse préparation, sous la direction personnelle du général Julian Byng. Cette préparation constitue une des principales caractéristiques de la bataille à venir, tant il était habituellement impossible d’y consacrer autant de temps (ce sera d’ailleurs la seule fois que le Corps canadien bénéficiera de trois mois pour se préparer avant une offensive). Des évolutions notoires voient le jour, en particulier en matière de connaissance du champ de bataille et de spécialisation des fantassins.

La préparation d’artillerie débute dès le 20 mars sur le secteur de Vimy et le 4 avril sur le reste du secteur. Presque 1 000 canons et mortiers pilonnent les positions allemandes, à raison d’un quota quotidien moyen de 2 500 tonnes d’obus.

Environ 15 000 fantassins s’entassent dans des tunnels creusés pour l’occasion dans la nuit du 8 au 9 avril.

La bataille du Plateau de Vimy, par Richard Jack, vers 1918.
Source : Bibliothèque et Archives Canada, C-000148

Au petit matin du lundi de Pâques 9 avril 1917, les quatre divisions canadiennes montent à l’assaut côte à côte par vagues successives derrière un tir de barrage roulant qui nécessite une parfaite synchronisation du mouvement des troupes avec l’arrêt des tirs.

Les dernières positions allemandes sont prises en soirée du 12 avril. Le résultat est important puisque le Corps canadien a progressé d’environ 4 km, capturé 4 000 prisonniers, 54 canons, 104 mortiers de tranchées et 124 mitrailleuses. Il a également perdu 10 602 soldats, dont 3 598 tués.

Plus largement, les premiers jours de la bataille d’Arras se traduisent par de nets succès de l’armée britannique. Cette avance rapide contraint l’armée allemande à un repli stratégique sur sa deuxième ligne de défense puis sa troisième, mais l’arrivée d’importants renforts, conjuguée à l’impossibilité britannique de poursuivre l’offensive (l’infanterie a désormais dépassé le rayon d’action de l’artillerie que l’on n’arrive pas à hisser immédiatement en haut de la crête), lui permet ensuite de contre-attaquer.

Dès lors, la bataille d’Arras s’enlise dans des combats locaux et meurtriers. Le bilan semble à première vue favorable pour l’armée britannique avec 20 000 prisonniers allemands, de nombreuses armes et munitions saisies, des gains de terrain sur une profondeur d’une dizaine de kilomètres et le désenclavement de la ville d’Arras.

Mais ce succès relatif est obtenu au prix de pertes très élevées : près de 150 000 soldats de l’armée impériale ont été mis hors de combat durant les mois d’avril et mai 1917.

 

Des Canadiens français ont-ils pris part à la bataille ?

Oui, de nombreux Canadiens français ont pris part à cette bataille, nous n’en connaissons d’ailleurs pas le chiffre. Car comme pour tous les autres événements militaires du Corps canadien durant la Grande Guerre, il faut distinguer les Canadiens français qui servaient dans des unités anglophones et ceux du 22e bataillon.

Pour les premiers, nous ne disposons pas de statistiques. Pour ceux du 22e bataillon, on connait parfaitement leur engagement le jour du 9 avril. Et il ne faut surtout pas croire la légende noire entretenue par certains auteurs francophones qui évoquent un refus du commandement anglophone de faire combattre le 22e en première ligne, craignant qu’il se couvre de gloire… C’est totalement absurde et concourt à la contre-mémoire québécoise de la Grande Guerre.

En réalité, on trouve le 22e bataillon parmi les unités de réserve de la 2e division chargées de détruire les troupes résiduelles et de « nettoyer » les tranchées ennemies après le passage des premières vagues (chaque compagnie du 22e étant affectée pour l’occasion à un bataillon de la 5e brigade).

Le colonel Joseph Chaballe relate précisément l’action de son unité dans l’ouvrage Histoire du 22e bataillon canadien-français (paru en 1952 aux éditions Chantecler). Il relate en particulier une anecdote savoureuse : ayant découvert dans des habitations abandonnées différentes tenues vestimentaires, les soldats du 22e se déguisent dans les accoutrements les plus farfelus au petit matin du 9 avril, maniant ainsi le rire pour braver la légitime peur de l’assaut.

Sur les 534 officiers, sous-officiers et soldats qui composaient le 22e bataillon, il y a 19 tués, 7 disparus et 74 blessés en cette première journée de combats.

 

Dès le lendemain de la bataille, les récits journalistiques rendent compte de la victoire de Vimy, « sur la foi du seul témoignage de Stuart Lyon, correspondant de guerre qui a suivi le Corps canadien ». Que dit-il de la bataille ? En quoi ces écrits journalistiques ont-ils mis en place certains éléments de ce que deviendra le mythe de Vimy ?

En effet, la presse canadienne, y compris Le Devoir, relate la bataille de Vimy à partir du récit du correspondant de guerre Stuart Lyon. Celui-ci omet d’inscrire l’attaque dans le contexte de la bataille d’Arras, dont elle n’est pourtant qu’un élément, et présente Vimy comme une victoire exceptionnelle des seuls Canadiens.

Cette décontextualisation est un des fondements de la construction mémorielle qui va suivre. Si l’on peut la comprendre pour une presse nationale qui cherche à encenser les enfants du pays, la conséquence de ces premiers récits est fondamentale pour comprendre le mythe de Vimy.

Les articles de journaux mettent très rapidement l’accent sur trois éléments qui vont revenir comme des leitmotivs dans tous les récits ultérieurs.

Premièrement, les journalistes rappellent les tentatives des Français, qualifiées systématiquement d’échecs, à prendre la position entre 1914 et 1915, afin de rendre la victoire canadienne plus héroïque et signifiante. Peu à peu, le récit se simplifiera pour aboutir à dire que les Canadiens ont réussi là où tous les autres avaient échoué.

Deuxièmement, la presse insiste sur l’alignement des quatre divisions canadiennes pour la première fois sur un champ de bataille, par ordre numérique croissant du sud au nord. Moins de quatre mois après l’intégration de la 4e division au Corps canadien, et grâce au renfort d’une division britannique en réserve, les quatre divisions canadiennes peuvent en effet être alignées sur le champ de bataille.

Mais auparavant, à Saint-Julien par exemple, alors qu’il n’existait qu’une seule division, tous les Canadiens sous uniforme ont combattu ensemble (et il y avait déjà des Canadiens originaires de toutes les provinces dans les bataillons de la 1re division).

À Courcelette où le Corps canadien reçoit pour la première fois un objectif offensif précis, deux divisions étaient montées à l’assaut alors que la troisième formait leur réserve (et participe aux combats). Si cette affirmation n’est pas fausse, elle ne correspond donc pas non plus à une rupture marquante, mais ressemble plus à une interprétation favorable d’un parti pris narratif.

Troisièmement, la presse ne mentionne que le rôle des troupes canadiennes dans la bataille, en omettant de citer la forte participation britannique (la plupart des officiers dont le général Byng, une part importante de l’artillerie, une division d’infanterie, les huit chars d’assaut, des unités de soutien, des unités médicales, l’aviation).

Pour décrire les Byng Boys et prouver qu’ils ont pris conscience de leur appartenance à une nation canadienne naissante, les journalistes comprennent qu’il est indispensable que soit gommée toute présence étrangère dans leurs récits.

Il ne faut pas y voir l’habituelle propagande patriotique de la presse en temps de guerre, mais bien un message politique adressé à différents destinataires : le gouvernement et l’opinion publique britannique, les soldats du Corps canadien dont au moins 50 % sont nés au Royaume-Uni, ainsi que tous les nouveaux immigrants vivant au pays. C’est aussi un message à tous les jeunes hommes du Canada qui n’ont pas encore rejoint les rangs du Corps canadien.

Par tous ces raccourcis narratifs, Vimy devient rapidement la principale, voire la première, victoire de l’armée canadienne lors de la Grande Guerre. C’est faire peu de cas des combats de Saint-Julien (avril 1915), du mont Sorrel (juin 1916) ou encore de Courcelette (septembre 1916), où les troupes canadiennes ont déjà démontré toutes leurs qualités dans des conditions extrêmes. Toujours est-il que les premiers éléments qui caractérisent pour beaucoup la victoire de Vimy encore aujourd’hui sont en place.

Cet enthousiasme journalistique obtient immédiatement l’assentiment du gouvernement canadien qui comprend le profit à en tirer, alors qu’un mois plus tôt Lloyd George, le premier ministre du Royaume-Uni, vient de créer le cabinet impérial de guerre (Imperial War Cabinet), afin de mieux planifier et coordonner l’effort de guerre avec les dominions.

À l’instar des autres représentants des dominions, en particulier le Sud-Africain Jan Smuts, le premier ministre Borden trouve enfin l’occasion de réclamer l’égalité entre les gouvernements de l’Empire et, par voie de conséquence, le partage des responsabilités.

Dans un premier temps, c’est un accroissement de l’autonomie militaire du Canada que Borden tente d’obtenir. La victoire de Vimy tombe à point nommé pour soutenir cette revendication. Une résolution qui prévoit la tenue d’une conférence impériale spéciale après la guerre afin de redéfinir les relations des parties membres de l’Empire est adoptée en ce mois d’avril. Elle devra prendre en compte « la pleine reconnaissance des dominions en tant que nations autonomes d’un Commonwealth impérial » et donner aux dominions et à l’Inde le « droit à une voix adéquate dans la politique étrangère ».

 

Quels sont, selon votre analyse, les éléments qui constituent le mythe de Vimy ?

Ils sont au nombre de cinq :

  • Vimy serait une victoire acquise exclusivement par les troupes canadiennes, avec un commandement canadien, selon certains ;
  • Les troupes canadiennes auraient vaincu là où les armées françaises et britanniques avaient échoué auparavant ;
  • Vimy serait un tournant stratégique dans la conduite de la guerre et une victoire qui aurait permis aux Alliés de reprendre le dessus sur l’armée allemande alors que les Français échouaient au même moment au Chemin des Dames ;
  • Vimy aurait permis aux soldats canadiens puis à la population canadienne de prendre conscience de l’existence d’une identité canadienne. Vimy aurait été la naissance d’une nation (the birth of a nation) ;
  • Vimy aurait donné au Canada une place à la table des négociations après l’armistice et lui aurait permis d’être signataire du traité de Versailles le 28 juin 1919.

Ces cinq éléments se mettent en place entre 1917 et 1967 pour des raisons politiques différentes et aboutissent au récit officiel que nous connaissons aujourd’hui : le lundi de Pâques 9 avril 1917, le Corps canadien monte à l’assaut de la crête de Vimy, sous la neige, en alignant pour la première et unique fois de la guerre ses quatre divisions.

Sous un barrage roulant d’artillerie et au terme de combats acharnés, les objectifs sont pris en trois jours par les troupes canadiennes, scellant ainsi une victoire éclatante qui avait échappé en 1915 et 1916 aux troupes françaises et britanniques.

Cette victoire est un tournant dans la conduite de la guerre en cette année 1917 marquée par les échecs militaires des Alliés, en particulier lors de la bataille du Chemin des Dames.

À Vimy, les soldats canadiens, venant de toutes les provinces du Canada, ont pris conscience de leur appartenance à la jeune nation canadienne. C’est ici qu’est né le Canada, grâce à cette révélation et au sacrifice accepté de ces jeunes Canadiens.

Cette victoire permet au Canada de voir le commandement de son armée confié au général canadien Arthur Currie, de faire reconnaître la supériorité guerrière de ses troupes, puis d’être présent à la table des négociations lors de la Conférence de paix de 1919 et de signer le traité de paix de Versailles du 28 juin 1919.

Peinture de Sir Arthur Currie par Sir William Orpen
Source : Collection d’art militarie Beaverbrook, Musée canadien de la guerre

J’aime toujours rappeler les propos de Geoffrey Hayes en 2007, « la crête de Vimy est devenue si étroitement associée au Canada en tant que nation qu’à certains égards, peu importe ce qui s’est passé là-bas ».

 

Les utilisations du mythe évoluent selon le contexte politique canadien. Donnez-nous quelques exemples.

De 1917 aux années 1920, Vimy est utilisé avec deux objectifs : au niveau national, la création d’une identité singulière dans laquelle peuvent se reconnaître anciens et nouveaux Canadiens, y compris les autochtones ; au niveau international, la revendication vis-à-vis de Londres, d’abord d’une plus grande autonomie au sein de l’Empire, puis de la complète souveraineté.

Au moment de l’inauguration du mémorial en 1936, le Canada est devenu pleinement souverain depuis cinq ans. Comme dans tous les pays occidentaux, la Grande Guerre doit être la Der des Ders qui ouvre une ère de paix. Les discours officiels canadiens préfigurent la conception pearsonienne du maintien de la paix.

Inauguration du mémorial de Vimy en 1936
Source : Bibliothèque Archives Canada

Le mémorial de Vimy représente le lieu de deuil des familles qui ont perdu un être cher sans que le corps soit retrouvé, mais incarne également tous les morts canadiens de la Grande Guerre, puis progressivement l’engagement canadien dans le conflit.

Il faut attendre 1967, en plein choc des nationalismes canadien et québécois, pour qu’apparaisse le cinquième élément du mythe : Vimy aurait permis aux soldats canadiens puis à la population canadienne de prendre conscience de l’existence d’une identité canadienne. Vimy aurait été la naissance d’une nation (the birth of a nation).

Née sous la plume du général Alexander Ross, ancien commandant du 28e bataillon et président de la Légion royale canadienne, « c’était tout le Canada, de l’Atlantique au Pacifique, qui passait. J’ai pensé alors que, pendant ces quelques minutes, j’assistais à la naissance d’une nation », puis reprise par le premier ministre Pearson, serait-elle apparue sans l’affirmation identitaire québécoise engendrée par la Révolution tranquille ? Désormais c’est bien la question québécoise qui détermine l’utilisation du mythe de Vimy par le gouvernement fédéral.

La période Harper ouvre une période d’une autre utilisation de la Première Guerre mondiale et de ce qui devient « l’effet Vimy » dans les propos du général Rick Hillier, chef d’état-major de l’armée canadienne de février 2005 à avril 2008. Si la question québécoise existe toujours, Stephen Harper ne semble pas avoir utilisé Vimy directement pour y répondre. Vimy devient plutôt un symbole de sa révolution conservatrice et nationaliste qui doit voir le Canada devenir une puissance militaire qui compte sur la scène internationale.

L’élection de Justin Trudeau est un nouveau virage pour la mémoire de Vimy. Fidèle à la conception sociétale de son père et pragmatique dans sa vision de la Grande Guerre, il prononce le 9 avril 2017 un discours empruntant à toutes les utilisations précédentes de la bataille de Vimy !

Pour lui, le pacifisme, le multiculturalisme, la naissance d’une nation et l’émotion sont autant de valeurs et de sentiments que Vimy doit servir. Dans sa conception d’une nouvelle société multiculturelle, la naissance d’un nouveau pays en 1917 ne peut le gêner, bien au contraire. En effaçant lui aussi les siècles précédents d’histoire, ainsi que les particularités historiques de chaque communauté, Trudeau pense donner à chacun, en particulier les Néo-Canadiens, la possibilité de trouver sa place dans la société canadienne.

C’est cette identité canadienne qui doit l’emporter sur les provinciales, en particulier sur le Québec qui propose certainement la plus forte identité particulière parmi les provinces canadiennes. Le spectacle offert le 9 avril 2017 à Vimy est le parfait reflet de cette politique.

 

Alors qu’au Canada anglais, la bataille de Vimy est un mythe, celle-ci, tout comme la participation des Canadiens français à la Grande Guerre en général, est peu connue au Québec. Dans la « Belle province » s’est plutôt développée une contre-mémoire de l’événement et du conflit. Comment expliquez-vous cette dichotomie dans les mémoires ?

La mémoire officielle canadienne de la Grande Guerre s’est constituée comme une mémoire combattante et religieuse, fondée sur l’héroïsme et le sacrifice des soldats canadiens qui incarnent toutes les vertus du pays. Une histoire militaire et une littérature de guerre anglophones se développent vite après la guerre afin de se mettre au service de cette mythologie omniprésente.

La barrière de la langue n’a pas permis aux Canadiens français d’élaborer leur propre mise en souvenir du conflit, fondée sur leurs propres repères mémoriels. Toute la difficulté des Canadiens français a donc été de se fondre dans le discours officiel canadien-anglais qui ne tenait pas compte de ses spécificités.

Il y eut bien des tentatives dès les années 1920, en liant la mémoire des soldats de 14 à ceux de la Nouvelle-France, mais la politique mémorielle d’Ottawa qui s’est construite autour de la journée du 11 novembre et de Vimy a submergé les tentatives canadiennes-françaises.

Mais ce n’était pas suffisant pour les promoteurs anglophones de cette utilisation du passé : la mémoire de la Grande Guerre devait s’ancrer dans des symboles puissants et facilement identifiables par tous, en particulier les nouveaux arrivants au Canada.

La bataille de Vimy présentait de nombreuses caractéristiques permettant de développer aisément la rhétorique nationaliste que l’on connaît. La question canadienne-française est centrale dans cette mise en souvenir puisqu’à partir des années 1960 la construction mémorielle du Canada anglais se développe essentiellement contre l’affirmation de la nouvelle identité québécoise. Assimilatrice à ses débuts, la mémoire canadienne-anglaise est devenue rivale d’une nouvelle interprétation des événements de la Grande Guerre.

Cette ambition ne pouvait que se heurter à la démarche diamétralement opposée qu’avaient empruntée les Canadiens français. Les propos injurieux tenus entre 1914 et 1917 sur le faible taux d’enrôlement des Canadiens français, la « crise de la conscription » et l’odieuse campagne électorale de la fin d’année 1917 ont encore plus éloigné les deux communautés.

En cela la guerre a été un facteur de division au sein du pays que les plus ardents défenseurs du « mythe de Vimy » n’ont pas su et, plus encore, n’ont pas voulu discerner. Les Canadiens français ne pouvaient légitimement oublier plus de 300 ans de présence en Amérique du Nord pour adhérer à l’idée que le pays était né à Vimy.

Ils ont donc enfoui une fois encore leur ressentiment et ce n’est que durant la Révolution tranquille que l’antagonisme s’est révélé plus fort que jamais. L’affirmation politique d’une identité purement québécoise comportait dès l’origine une dimension mémorielle forte remontant à la guerre de la Conquête et dont la Grande Guerre est un épisode accablant.

Bien que depuis une vingtaine d’années, les gouvernements québécois successifs tentent timidement de se réapproprier la mémoire de la Grande Guerre, cherchant à donner une image moins communautariste des Québécois et à créer une mémoire spécifiquement canadienne-française du conflit.

Mais le Québec d’aujourd’hui a complètement effacé la mémoire combattante au profit du souvenir d’une période de vexations et d’humiliations qu’incarne la « crise de la conscription ». Comme le démontre Mourad Djebabla-Brun, dans son livre Se souvenir de la Grande Guerre : la mémoire plurielle de 14-18 au Québec, une « contre-mémoire » populaire s’est élaborée, elle aussi génératrice d’oublis, qui se concentre sur « l’arrière et les troubles du volontariat et de la conscription ».

La création du monument Québec, Printemps 1918, dans le quartier Saint-Sauveur de Québec, là où l’armée a tiré sur la foule en avril 1918, à l’initiative d’un regroupement d’associations et de syndicats, en est une preuve éclatante.

Tout en servant le même dessein d’affirmation de l’identité québécoise, ces deux mémoires divergent : l’une accepte la guerre et rend hommage aux soldats morts au combat, l’autre s’y oppose et rend hommage à des civils tués sur ordre du gouvernement fédéral.

 

Heureusement, des voix contestent « la littérature apologétique qui a rendu possible cette vision mythifiée de la bataille [de Vimy]. ». Qui sont ces voix et que disent-elles ?

Depuis Desmond Morton, dans les années 1980, certains historiens canadiens ont progressivement remis en cause ce mythe de Vimy en la replaçant dans le contexte historique de la Grande Guerre et de l’effort de guerre canadien.

Aussi bien anglophones que francophones, Michael Boire, John Grodzinski, Serge Durflinger ou encore Jean Martin par exemple, contestent la vision traditionnelle de Vimy et les affirmations nationalistes et identitaires qui accompagnent les commémorations.

Par exemple, appuyant son propos sur une centaine d’entretiens réalisés dans les années 1960 et 1970 avec d’anciens combattants de Vimy, Michael Boire rappelle que, pour eux, le grand mémorial canadien aurait dû être établi à Saint-Julien ou à Amiens, des combats qui les avaient bien plus marqués, et sûrement pas à Vimy. Il en conclut que Vimy est une « construction mythologique d’après-guerre ».

John Grodzinski estime quant à lui dans un article paru en 2009 que Vimy n’est pas un moment décisif de la guerre qui aurait l’identité canadienne. Il précise « L’idée que des soldats se sont sentis canadiens en redescendant la crête de Vimy n’a jamais été émise en 1917 ; c’est le résultat d’une série de questions tendancieuses posées aux vétérans de la Grande Guerre pendant les années 1960.

En 2016, l’universitaire Ian McKay, et le journaliste Jamie Swift, tous deux très engagés dans l’analyse des usages publics de l’histoire à des fins mémorielles et politiques, publient The Vimy Trap : Or, How We Learned to Stop Worrying and Love the Great War. Dans cet ouvrage militant, ils s’emploient à analyser et à démonter ce qu’ils appellent le Vimyism, qui serait un argument de propagande au service d’une idéologie nationaliste, militariste voire religieuse.

Pour eux, la reconnaissance de la violence, des horreurs de la guerre et du traumatisme vécus par les soldats au front, ainsi que d’autres mémoires liées au refus de la guerre ou encore à la division communautaire du pays, sont flagrantes dans la mémoire officielle canadienne.

À l’occasion du centenaire de la bataille, Tim Cook, un historien réputé au Canada anglais en poste au Musée canadien de la guerre, a publié Vimy. The Battle and the Legend. Son récit s’appuie sur un travail d’analyse très sérieux et intègre plusieurs critiques sur le mythe qui s’est créé autour de Vimy.

Mais il ne peut entièrement se détacher de préjugés vivaces au Canada anglais. Ainsi s’il reconnaît sans réserve que la nation canadienne n’est pas née à Vimy, il conçoit cependant l’existence d’une nation canadienne englobant toutes les communautés caractérisée par une « psyché canadienne » ou une « âme canadienne », sensible aux différents éléments constitutifs du discours officiel. Ce qui n’existe absolument pas au Québec.

 

En tant qu’historien français, pourquoi vous êtes-vous intéressé à la mémoire canadienne de la bataille de Vimy et en quoi le regard français que vous portez sur l’événement ajoute-t-il à votre démonstration ?

Si mes recherches portent habituellement sur l’histoire de la Nouvelle-France, mes fonctions professionnelles de directeur général adjoint de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale m’ont porté naturellement vers l’histoire canadienne et québécoise de la Grande Guerre. Avec Charles-Philippe Courtois, nous avions d’ailleurs publié en 2015 un ouvrage intitulé Le Québec dans la Grande Guerre. Engagements, refus, héritages.

Toujours dans le cadre de mes fonctions, j’ai participé avec les autorités canadiennes aux préparatifs des commémorations du centenaire de la bataille de Vimy puis à la cérémonie du 9 avril 2017.

C’est un faisceau d’événements qui m’ont incité à reprendre le dossier historique et mémoriel de la bataille de Vimy : la publication de l’ouvrage Vimy. The Battle and the Legend par Tim Cook, l’absence de Québécois lors de la cérémonie du 9 avril 2017, la faible couverture médiatique de l’événement dans la presse canadienne francophone, le déroulement « œcuménique » de la cérémonie, les propos utilisés par MM. Trudeau et Hollande dans leurs discours…

Tout me poussait à entreprendre cette étude. Je ne crois pas qu’elle soit totalement innovante, mais je l’espère équilibrée et dépassionnée. C’est certainement en cela qu’un regard français, et donc étranger à la rivalité mémorielle entre Canadiens anglophones et francophones, a pu être utile. En tout cas, je l’espère !

Sébastien Vincent commente le livre de Laurent Veyssière dans Le Devoir.

 

Sébastien Vincent