Par Sébastien Vincent
Texte inédit
 
Le 11 avril 1961, s’ouvrait à Jérusalem le procès d’Adolf Eichmann (1906-1962), principal organisateur de la déportation et de l’extermination des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale. L’homme fit face à quinze chefs d’accusation en lien avec des crimes contre le peuple juif, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et de participation à une organisation hostile. Eichmann fut exécuté par pendaison dans la nuit du 1er juin 1962.
 
Le procès d’Eichmann, entamé seize ans après la fin de la guerre, a fait entrer la Shoah dans l’histoire et joua un rôle décisif dans la prise de conscience du génocide, notamment à la suite de la publication du livre controversé d’Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem (Gallimard, 1966, coll. Quarto, 2002).
 
Dans son ouvrage qui compile les chroniques de ce procès, Arendt conclut qu’Eichmann n’a montré ni antisémitisme ni troubles psychiques. Il aurait agi de la sorte durant la guerre uniquement pour « faire carrière ». Elle le décrit comme étant la personnification de la « banalité du mal », se basant sur le fait qu’au procès il n’a semblé ressentir ni culpabilité ni haine et présenté une personnalité tout ce qu’il y a de plus ordinaire.
 
Arendt élargit cette constatation à la plupart des criminels nazis, et ce, quel que soit le rang dans la chaîne de commandement, chacun effectuant consciencieusement son petit travail de fonctionnaire ou de soldat plus préoccupé comme tout un chacun par son avancement que par les conséquences réelles du travail. Beaucoup allèrent plus loin dans ce raisonnement en affirmant que chacun, pour peu que les bonnes conditions soient réunies, les bons ordres, les bonnes incitations données au bon moment, peut commettre les crimes les plus odieux, mais Arendt elle-même refusa cette interprétation.
 
Ainsi l’écrit l’historienne Annette Wieviorka, auteure du livre Eichmann. De la traque au procès (André Versaille éditeur) dans la livraison de mars 2011 du magazine L’Histoire encore disponible au Québec : le procès d’Eichmann « créa une demande sociale de témoignage et installa la Shoah dans l’espace public. D’abord en Israël, aux États-Unis, en République fédérale d’Allemagne; en France plus tardivement […]. [Il] constitua pour la première fois le génocide des Juifs en entité distincte de la criminalité nazie dans la Seconde Guerre mondiale, le faisant ainsi entrer dans l’histoire et dans la conscience collective. Il avait été qualifié par Ben Gourion, le premier ministre israélien, comme un Nuremberg du peuple juif ».  

Certes, il avait été question du génocide au procès de Nuremberg qui s’est institué le 20 novembre 1945, particulièrement lors des témoignages d’Otto Ohlendorf et de Dieter Wisliceny obtenus à partir du 3 janvier 1946. 
Ce dernier, au côté du colonel Adolf Eichmann, fit toute sa carrière au SD, le service de sécurité de la SS. Il évoqua pour la première fois le rôle d’Eichmann à la tête de la section IVB du RSHA, l’Office central de sécurité du Reich en charge notamment des « questions juives ». Par ailleurs, le 15 avril 1946, Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, a décrit de façon détaillée les opérations de gazage et de réduction des corps en cendres.
 
Comment, après de tels témoignages, les négationnistes ont-ils peu soutenir leurs positions?
 
«Le génocide des Juifs est à l’origine de la qualification de crime contre l’humanité qui est intégrée dans le droit international, rappelle Annette Wieviorka dans son article de synthèse ouvrant le dossier d’une trentaine de pages du magazine L’Histoire. Pourtant, s’il est évoqué à divers moments du procès, il y est traité de façon dispersée. Il est envisagé comme un aspect de la criminalité nazie ».

Les survivants ont aussi fait œuvre de témoignages aussitôt la guerre terminée. À l’instar de la première édition de Si c’est un homme de Primo Levi parue en 1947, ils n’ont guère été lus ou entendus dans l’immédiat après-guerre. Ce n’est pourtant pas à cause d’un manque : entre 1944 et 1948, la Commission centrale d’histoire juive en Pologne a amassé pas moins de 7300 témoignages, rappelle Wieviorka. 

À la fin des années 1950, ils étaient si nombreux qu’il devint difficile de les répertorier. En Israël, où plus de 350 000 survivants vivaient en 1949, soit un Israélien sur trois, « l’Holocauste est partout et nulle part dans le pays », note le poète, journaliste, traducteur et cinéaste juif israélien Haim Gouri (1923 –   ). 
Tom Segev écrit dans Le Septième million. Les Israéliens et le génocide (Liana Levi, 1993) : « Moins on parlait du génocide, mieux on se portait. Ainsi prit place le grand silence ».
 
Grand silence que le procès d’Adolf Eichmann a rompu abruptement. 
 
Qui était Adolf Eichmann? 
 
Fils d’un petit industriel, il tenta de faire des études en ingénierie mécanique. Élève médiocre, il abandonna et devint commis voyageur. En 1932, à l’âge de 26 ans, il a joint les rangs du parti nazi autrichien. En novembre 1933, quelques mois après l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir, il fut promu Scharführer. Il intégra l’administration du camp de concentration de Dachau. L’année suivante, il demanda son transfert dans la Sicherheitspolizei. Sa carrière au sein de la SS commençait.

En 1938, après l’Anschluss, Eichmann fut envoyé en Autriche pour organiser les forces de sécurité SS à Vienne. Pour cette action, il reçut le grade de SS-Obersturmführer, puis il fut désigné pour former le bureau central pour l’émigration juive chargé de déporter et d’expulser les Juifs d’Autriche. En décembre 1939, il fut désigné à la tête de la section du RSHA qui s’occupait des affaires juives et de l’évacuation. 
En août 1940, il publia le Reichssicherheitshauptamt : Madagaskar Projekt (Plan Madagascar) qui prévoyait la déportation de quatre millions de Juifs d’Allemagne, de ses pays alliés  et de ses territoires conquis à Madagascar. Un an plus tard, il fut nommé Obersturmbannführer.En 1942, Eichmann prit part à la conférence de Wannsee où la Solution finale fut discutée. En tant qu’«administrateur du transport», il prit la charge des trains menant les Juifs aux camps de la mort en Pologne. Au cours des deux années suivantes, Eichmann assuma son rôle avec zèle et déclara qu’il rirait « en sautant dans sa tombe, car j’ai le sentiment d’avoir tué cinq millions de Juifs. Voilà qui me donne beaucoup de satisfaction et de plaisir ».
 
En 1944, il organisa en Hongrie la déportation des Juifs et envoya 400 000 Hongrois de toutes confessions dans les chambres à gaz. En 1945, Heinrich Himmler ordonna l’arrêt des exterminations et la destruction des preuves de la solution finale.Eichmann refusa les ordres et continua à déporter et à assassiner les Hongrois. Devant l’avancée soviétique, il rejoignit l’Autriche où il retrouva Ernst Kaltenbrunner, l’homme qui l’avait recruté et qui avait succédé à Heydrich à la tête du RSHA.À la fin de la guerre, l’armée américaine le captura.
 
Début 1946, il s’échappa et se cacha en Allemagne.Début 1950, il arriva en Italie sous le nom de Ricardo Klement. Il obtint un passeport humanitaire de la Croix-Rouge et un visa argentin avec l’aide d’un moine franciscain.Le 14 juillet 1950, il débarqua à Buenos Aires où il exerça différents métiers manuels. Il fit venir sa femme et ses deux fils. Il a eu un troisième fils après que son épouse l’eut rejoint, rue Garibaldi, dans une banlieue de Buenos Aires.

La traque d’Eichmann

Eichmann aura passé quinze années de sa vie évanoui dans la nature avant d’être arrêté dans la capitale argentine. Neal Bascomb, journaliste au New York Times, revient dans un livre passionnant sur les circonstances ayant mené à son arrestation par une jeune équipe de huit hommes du Mossad, presque tous des rescapés du génocide.


Le 11 mai 1960, sous le nom de Ricardo Klement, Eichmann, comme à tous les autres soirs, revenait de l’usine Mercedes où il travaillait comme contremaître. 


À la faveur de la nuit, les agents du Mossad l’interceptèrent à sa descente de l’autobus, le forcèrent à monter dans une voiture et l’emmenèrent dans la planque qu’ils avaient louée. Après un bref interrogatoire, Klement finit par reconnaître sa véritable identité. 

Dix jours plus tard, il embarqua dans l’avion qui devait l’exfiltrer vers Israël. Afin de ne pas être bloqué aux contrôles de sécurité, il fut revêtu d’un uniforme de la compagnie aérienne El Al et drogué. On l’installa dans l’appareil qui décolla aussitôt. 


Eichmann dormait. 
Il se réveilla à Tel-Aviv et on lui offrit, pour le réconforter, un repas casher…La traque d’Eichmann (Paris, Perrin, 2010) se lit comme un roman d’espionnage haletant reposant sur des recherches et des entretiens menés en Argentine, en Israël et en Allemagne. Suspense, rebondissements, action sont servis dans une prose journalistique bien traduite de l’anglais par Patrick Hersant. 

L’ouvrage, qui incidemment ne comporte aucune table des matières, mais une solide bibliographie constituée surtout d’ouvrages en anglais et un index, explique fort justement le contexte historique dans lequel Eichmann oeuvra durant la guerre ainsi que son rôle au sein de la terrible entreprise de destruction des Juifs d’Europe.

Autre point fort, Bascomb décrit comment Eichmann a pu se réfugier en Argentine en profitant des dysfonctionnements dans les communications entre les Alliés et comment il a su bénéficier d’aides extérieures pour s’évanouir dans la nature.

L’ouvrage permet enfin de mesurer la ténacité de Simon Wiesenthal (1908-2005) et de certains autres rescapés de la Shoah, dont les membres de l’équipe du Mossad qui procèrèrent à l’arrestation d’Eichmann. Bascomb met en lumière combien cette arrestation était devenue une priorité pour chacun d’entre eux.


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Il est aussi question d’Eichmann et de tous ces nazis qui furent poursuivis dans La traque des nazis. De 1945 à nos jours (Acropole, 2010). Tiré du documentaire éponyme offert avec l’ouvrage, ce livre largement illustré est signé par Daniel Costelle et Isabelle Clarke, auteurs de la série Apocalypse.

Y ont aussi collaboré Beate et Serge Klarsfeld. Fils d’un déporté juif assassiné, l’avocat et historien Serge Klarsfeld a consacré sa vie à la chasse aux nazis. Il a épousé Beate, une Allemande non-juive. Il y est aussi beaucoup question de Simon Wiesenthal, un rescapé des camps de la mort qui a consacré sa vie à la poursuite de ses bourreaux. Il fut d’ailleurs vite convaincu qu’Eichmann se trouvait en Argentine.

Le livre complète le documentaire diffusé sur France 2. Le DVD et l’ouvrage présentent des images bouleversantes présentant les exactions nazies, des documents extraits des archives des époux Klarsfeld et des photos inédites de Lili Jacob prises dans les camps de concentration par les nazis. 

Troublant et choquant. 

Indéniablement, car ils nous montrent qu’il fut un temps pas si lointain où le mal, pour certains hommes, était devenu banal… 

Sébastien Vincent