La maison d’édition Perrin nous offre plusieurs nouveautés en 2015 sous le thème des guerres mondiales. Au travers quelques ouvrages plus généraux, dont La Seconde Guerre mondiale de Claude Quétel, d’autres creusent certains événements ou phénomènes abordés que depuis très récemment dans l’historiographie. En voici deux particulièrement intéressants.

 

Inferno. La dévastation de Hambourg, 1943

9782262038519Sébastien Vincent le mentionnait dans son compte rendu d’un récent ouvrage de Randall Hansen, « Le bombardement systématique de l’Allemagne par les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale constitue un fait unique dans l’histoire. »

Selon Hansen, professeur de sciences politiques à l’Université de Toronto, près de deux millions de tonnes de bombes sont tombées sur l’Allemagne et plus de 60 villes ont été détruites, tuant presque 593 000 personnes en Allemagne et 80 000 aviateurs.

D’autres historiens se sont aussi récemment intéressés aux campagnes de bombardements sur l’Allemagne, comme l’historien allemand Jörg Friedrich dans son livre L’incendie (éditions de Fallois, 2004).

L’historien britannique Keith Lowe nous propose ici de cerner plus précisément les causes et les conséquences des bombardements sur Hambourg en juillet 1943, dans un ouvrage d’abord publié en 2007 puis traduit et publié chez Perrin en 2015. En quelques jours, les avions anglo-américains larguent 9 000 tonnes de bombes sur cette ville allemande et font plus de 40 000 civils.

Les conséquences sont importantes : « En Europe continentale, la destruction de Hambourg doit être considérée comme un tournant : elle a eu lieu dix-huit mois avant celle de Dresde, à une période où presque toute l’Allemagne faisait encore confiance au Führer et ne doutait pas de la victoire finale. »

Cet ouvrage de 424 pages, à l’appareil critique irréprochable – la présence d’un index, une denrée rare chez certains éditeurs, est toujours très appréciée – propose un récit chronologique des événements, appuyé par de nombreuses cartes et agrémenté d’un cahier photo dont certaines sont saisissantes.

L’ouvrage de Keith Lowe interroge la légitimité du bombardement stratégique et les questions morales qu’il soulève. Le dernier chapitre, intitulé « Rédemption », détonne avec les chapitres précédents en raison du passage à la première personne et donc à un propos plus personnel. L’auteur y livre son opinion et ses malaises sur la question et quitte donc le récit historien à proprement dit. Une question semble le hanter : comment pleurer les victimes civiles alliées, tout en ignorant les victimes civiles de l’Allemagne? Troublant.

Keith Lowe, Inferno. La dévastation de Hambourg, 1943, traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, Paris, Perrin, 2015, 424 pages.

 

L’enfer réglementé. Le régime de détention dans les camps de concentration

9782262040833Pour Stéphane Hessel qui en signe la préface, cet ouvrage de Nicolas Bertrand est le premier consacré à l’« encadrement normatif » de la détention dans les camps de concentration. Issue d’une thèse en droit soutenue en 2011 à l’université Humboldt à Berlin, cette nouvelle publication de la maison Perrin reconstruit « avec la minutie du juriste […] le fonctionnement bureaucratique de la détention, de l’arrivée du détenu au camp jusqu’aux procédures réglant l’incinération de son cadavre et le traitement de ses cendres. »

Nicolas Bertrand réagit à la théorie du « double État » (Doppelstaat) formulée en 1940 par Ernst Fraenkel, avocat allemand émigré aux États-Unis, puis devenue la grille de lecture de référence pour décrire le fonctionnement du régime nazi. Selon cette théorie, le régime nazi se caractérise par une coexistence de l’arbitraire avec une certaine persistance de la légalité. Cette contradiction se retrouve chez d’autres auteurs.

Or, Bertrand soutient au contraire que la détention concentrationnaire se déroulait principalement conformément à des règles et à des procédures fixées. Pour le prouver, l’auteur privilégie une approche pragmatique en étudiant de manière systématique toutes les règles et procédures formant le régime de détention applicable aux détenus dans les camps de concentration et en suivant leur application.

Bertrand réussit ainsi à démontrer qu’en général, le personnel des camps de concentration s’en est scrupuleusement tenu aux règles et procédures en vigueur dans le camp, en usant d’un certain pouvoir discrétionnaire. Il importe de préciser ici que l’auteur s’en tient à l’univers concentrationnaire, et n’aborde pas celui des camps d’extermination, dont la finalité implique un rapport tout autre avec l’encadrement normatif.

Trois grandes parties composent cet ouvrage de 397 pages. La première s’attarde au régime général de la correspondance et aux règles qui encadrent l’envoi et la réception du courrier dans les camps, à travers une rigoureuse procédure de censure.

Puis l’auteur aborde le régime disciplinaire à proprement dit et son système de peines notamment inspiré par les règlements disciplinaires militaires ou pénitentiaires du début du XXe siècle.

Enfin, Bertrand aborde la question du travail forcé. Les conséquences de la mort d’un détenu – traitement de la dépouille, devenir des biens et effets personnels – y sont notamment abordées comme la conséquence possible, voire probable, du travail forcé.

Bertrand n’écarte pas complètement la présence de l’arbitraire dans les camps, mais la remet en contexte. La tolérance à l’égard des actes de brutalité arbitraire fait sens avec un régime de détention qui n’a jamais pour but de protéger le détenu.  Mais bien qu’ayant perduré, l’arbitraire ne caractérise pas le fonctionnement du camp de concentration, tant tous les aspects de la vie concentrationnaire (lever, coucher, travail forcé, alimentation, contact avec l’extérieur, répression disciplinaire, mort) sont réglés par l’application scrupuleuse d’un régime de détention.

Au final, Nicolas Bertrand démontre de quelle manière les outils du droit « peuvent servir la pire des exploitations », en posant la question de la déshumanisation inhérente à toute régulation.

Nicolas Bertrand, L’enfer réglementé. Le régime de détention dans les camps de concentration, Paris, Perrin, 2015, 397 pages.

Frédéric Smith