Bernard Dionne, historien et auteur

En cette année de commémoration du 75e anniversaire du débarquement de Normandie et du 80e anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’historien Bernard Dionne publie son second roman chez Fides, Les grandes noirceurs. Pouvez-vous nous présenter votre roman? C’est l’histoire de David, Esther et Élya, trois jeunes Juifs montréalais, et de Mathilde, la compagne de David, au cours de la Deuxième Guerre mondiale et de l’après-guerre. David et Esther se joindront au Special Operations Executive (SOE), créé par Churchill, pour aider la Résistance française au péril de leur vie. Ils croiseront les destins des résistants et de leurs ennemis, là et au Québec, où des criminels de guerre seront réfugiés et soutenus par une partie de l’élite politique québécoise de l’après-guerre.    Pourquoi avoir choisi de mettre en lumière le rôle de ces espions québécois dans le SOE ? D’abord parce que ce rôle est méconnu et qu’il est héroïque. Pensons-y : de jeunes hommes et femmes seront parachutés derrière les lignes ennemies, en France, pour soutenir la Résistance et préparer le débarquement des Alliés sur le continent. Ils entretiendront les communications entre les résistants et Londres, approvisionneront les diverses factions en armes, munitions et sommes d’argent et risqueront leur vie à déjouer les tentatives de la Gestapo de les débusquer. Parmi les plus célèbres d’entre eux, on compte Guy D’Artois, Al Sirois, Gabriel Chartrand, Gustave Biéler (d’origine suisse) et plus d’une vingtaine d’autres.   Vous faites voyager le lecteur en Angleterre et en France, mais aussi chez nous, au Québec. Comment avez-vous procédé pour faire état de ces lieux? L’action se déroule essentiellement en France et au Québec, mais il a fallu présenter l’entraînement des volontaires à Whitby, en Ontario, au célèbre camp X, dont l’histoire est bien documentée, ainsi qu’en Écosse et en Angleterre. Pour la France, je me suis servi notamment des ouvrages d’Anne Thoraval, Paris, les lieux de la Résistance, et de Serge Curvat, Les lieux secrets de la Résistance : Lyon 1940-1944, pour bien camper l’action de mes personnages dans les lieux authentiques. Je suis d’ailleurs allé dans ces deux villes pour y faire du repérage et pour m’imprégner de leur histoire. Pour le Québec, je suis allé à Saint-Pacôme de Kamouraska, où De Bernonville a été hébergé, notamment chez une dame Dionne! Enfin, j’ai consulté les archives du congrès juif pour documenter l’histoire de l’hôpital juif de Montréal et j’ai posé des questions à l’historien Pierre Anctil pour compléter mes propres recherches sur l’histoire de Montréal.   Vous orchestrez la rencontre de votre héroïne, Esther Segal, une jeune juive de Montréal, avec la princesse indienne Noor Inayat Khan… Oui, le destin de cette princesse est exceptionnel : fille d’un professeur de soufisme, une branche de l’islam très pacifiste, celle qui sera rebaptisée Nora Baker a vécu à Paris où elle a étudié à la Sorbonne et écrit des livres pour enfants. Réfugiée en Angleterre après l’invasion de la France, elle demande à revenir pour servir dans le SOE à titre d’opératrice radio. Capturée par la Gestapo, elle ne parlera pas sous la torture, elle tentera de s’évader à deux reprises, sera détenue au camp de Natzweiler Struthoff et exécutée sauvagement à Dachau. Mon personnage d’Esther s’entraînera en sa compagnie en Angleterre avant d’être parachuté en région parisienne, où un sort similaire l’attendra. Ce sujet est d’autant plus difficile à aborder que les archives du camp de Natzweiler, en Alsace, font état de six personnes exécutées portant le nom Segal, qui était répandu dans la communauté juive montréalaise. Inutile de dire que le sujet devait être abordé avec circonspection et empathie.   Votre héros, David, juif montréalais et frère d’Esther, est rejoint par Guy D’Artois. Ils combattront tous deux Klaus Barbie et la Milice de Lyon. Qu’est-ce qui vous a inspiré ces improbables rencontres? Ma visite au Musée de la résistance et de la déportation de Lyon, rue Berthelot, dans l’ancien quartier général de la Gestapo, a sans doute joué un grand rôle dans la décision de faire se rencontrer des Canadiens et des résistants lyonnais. Le général De Gaulle n’a-t-il pas octroyé à Lyon le titre de capitale de la Résistance? D’une part, Guy D’Artois et ses compagnons canadiens ont admirablement servi la Résistance dans la région : formation de plus de trois mille maquisards, implantation d’un réseau de communications souterrain à l’insu des Allemands, sabotages et actions de guérilla diverses. D’autre part, les Résistants lyonnais, communistes ou gaullistes, avaient affaire à forte partie en Klaus Barbie, le « boucher de Lyon », tristement célèbre pour la déportation des enfants juifs d’Izieu et les exactions contre les résistants et la population. L’insertion de mon personnage David, un ancien de la guerre d’Espagne, dans ce mouvement, allait de soi. J’ai d’ailleurs introduit David dans mon premier roman, Et l’avenir était radieux (Fides), sur les Québécois dans le bataillon Mackenzie-Papineau en 1936-1938.   Ce qui m’amène à la traque contre le criminel de guerre Jacques Dugé de Bernonville… Oui, ce comte avait été militant de la Cagoule avant la guerre, une organisation fascisante terroriste française. Il devient un des bras droits de Klaus Barbie, adhère à la Waffen SS française et sévit dans le Vercors et à Lyon même, où il fait preuve d’une extrême brutalité dans la répression des résistants et dans la déportation des Juifs. À la fin de 1944, il se terre dans une abbaye avant de joindre New York et de pénétrer en 1946 au Québec sous le déguisement d’un moine dominicain. En compagnie de cinq autres criminels de guerre français, il sera hébergé, protégé, défendu ici par un groupe d’hommes politiques influents, comme Camilien Houde, René Chaloult, Alfred Plourde, l’historien Robert Rumilly et bien d’autres, qui contesteront la volonté du gouvernement fédéral de les extrader. Comme David l’avait affronté à Lyon, il sera tout naturel pour lui de le pourchasser dès qu’il apprendra sa présence en terre québécoise.   Le Québec était-il fasciste – pétainiste au cours de la guerre? Non, le Québec n’était pas fasciste. Le maréchal Pétain et son projet de Révolution nationale (Travail-Famille-Patrie) étaient cependant populaires chez une partie de l’élite québécoise pendant la guerre. L’Action catholique, L’Action nationale, de nombreux intellectuels, politiciens et écrivains préféraient Pétain à De Gaulle, moins connu et suspecté d’être à la merci des communistes. De sorte que lorsque Bernonville et le docteur Montel, chef de la milice d’Annecy, se réfugièrent ici, ils furent hébergés pendant des années et ne furent pas extradés vers la France, où ils avaient été condamnés à mort pour plusieurs d’entre eux.   Vos personnages féminins, Mathilde, Esther, Élya, Noor, Yvonne, pour ne nommer que celles-là, sont forts. Est-ce conforme à la vérité historique de l’époque? Dans toutes les périodes historiques, il y a eu des femmes fortes, courageuses, qui se démarquaient des autres lors de circonstances particulières, comme des guerres ou des crises. Le rôle des femmes dans la Résistance française est documenté et le rôle de femmes comme Madeleine Parent ou Léa Roback l’est tout autant dans le cas québécois. Et que dire de Sonia Butt, la jeune britannique que rencontrera Guy D’Artois en 1943 lors de son entraînement en Angleterre? À 19 ans, cette jeune femme épousera Guy et sera parachutée derrière les lignes ennemies pour agir comme opératrice radio : quel courage, quelle détermination!   Vous mélangez les vies réelles de personnages historiques avec des personnages fictifs. Cela pose-t-il des problèmes à l’historien et au romancier que vous êtes? Au contraire, cela donne une grande liberté! Pensez-y : vous pouvez incarner de véritables personnages historiques dans des personnages fictifs qui peuvent alors s’animer lors d’évènements réels et interagir avec les Jean Moulin, Klaus Barbie et autres Noor Inayat Khan! Bien entendu, il faut s’assurer de la vraisemblance des comportements et des propos que l’on prête à ces personnages. La lecture d’ouvrages sur la Résistance, l’histoire de la France et de la Deuxième Guerre mondiale, la consultation des journaux d’époque et parfois de certaines archives permettent à l’auteur de garantir cette vraisemblance et ce respect de la vérité historique. Au lecteur de juger du résultat! Publié chez Fides.  
Sébastien Vincent