Par Pierre Vennat
Journaliste-historien

Les historiens et sociologues canadiens ont beaucoup parlé du refus des Québécois francophones d’être conscrits durant la Seconde Guerre mondiale. Ces historiens et sociologues en ont conclu que les « Canadiens français, comme on les appelait alors, étaient massivement pacifistes et qu’ils ne voulaient pas s’enrôler pour ne pas se battre dans une guerre « européenne ». »

Cette thèse est inexacte. Pas moins de 90 000 Canadiens français, à une époque où leur nombre n’atteignait pas 5 millions de tous âges et des deux sexes, se sont enrôlés volontaires pour combattre outremer durant la Seconde Guerre mondiale. C’est tout de même un nombre à ne pas négliger.

Si l’histoire de ces combattants ne fait que débuter à être écrite, il est évident qu’on a peu ou pas écrit sur les veuves et les orphelins de guerre d’ici, qu’on n’est pas allé les interroger pour connaître leurs expériences et comment ils avaient vécu la guerre et l’après-guerre. Si on l’avait fait, on aurait sans doute un éclairage différent de celui que nous livrent plusieurs historiens, sociologues et politicologues patentés.

Mon père, le Lieutenant André Vennat des Fusiliers Mont-Royal, est un parmi les centaines de Canadiens qui ont perdu la vie en quelques heures seulement, le 19 août 1942, la page la plus sanglante de l’histoire militaire canadienne.

Le lieutenant André Vennat et son fils Pierre, avant son départ pour l’Europe.

Le présent texte tient sans doute davantage du témoignage que de la communication scientifique, mais je tâcherai de le faire de la façon la plus objective possible.

Être orphelin de guerre au Québec, durant et juste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’était assez rare. Encore plus quand l’on savait que le seul frère de mon père avait, lui, perdu la vie au cours de la Grande Guerre.

Quand j’étais petit, je trouvais tout à fait normal d’être orphelin de guerre, fils d’un officier mort au champ d’honneur, comme on disait alors. On me considérait comme le fils d’un héros. Pour tout dire, j’en étais même très fier et mes camarades du temps, tant mes voisins que ceux du Jardin de l’enfance puis du collège Mont-Saint-Louis que je fréquentai par la suite – et où les noms de mon père et de mon oncle étaient apposés sur une plaque bien en évidence au gymnaste de l’institution – en étaient envieux.

La bataille contre la conscription, je n’en ai jamais entendu parler pendant mon enfance. On ne parlait pas de ça à l’école où j’ai fait mon entrée en septembre 1944, en pleine guerre. On n’en parlait pas en famille non plus. Et même quand je suis entré au collège dans les années 1950, il ne me venait même pas à l’idée que des gens aient pu songer à refuser de faire ce que dans les milieux que je fréquentais on considérait son devoir : lutter contre les nazis, le fascisme et pour libérer la France, la mère patrie des Canadiens français, de l’Allemagne.

Bref dans ma famille, le culte du souvenir était presque érigé en religion. Mon grand-père paternel avait fait la Grande Guerre comme capitaine, un oncle à ma mère comme sous-officier et le frère de ma mère comme sous-officier. Personne ne remit en question l’enrôlement volontaire de mon père comme officier, même s’il était déjà père d’un enfant en 1939 et qu’il devait partir pour l’Angleterre en 1941 alors que ma mère était enceinte de mon frère. Quand mon père se fit tuer, en août 1942, deux de mes cousins du côté de ma mère, plus âgés que les autres, se sont enrôlés pour le venger. Un a fait par la suite l’Afrique du Nord et l’autre la Hollande.

L’histoire militaire, je la connaissais. On apprenait cela jeune dans ma famille. J’avais sept ou huit ans quand tous les samedis, de septembre à mai, ma famille m’envoyait à l’Union nationale française, à Montréal, suivre des cours d’histoire de France. Puis on me fit lire des ouvrages qui m’apprirent comment les Prussiens avaient massacré la population civile de villages français lors de la guerre de 1870. Bref, pour les petits Vennat de la troisième génération canadienne, tous deux orphelins de guerre, il ne faisait aucun doute dans notre esprit : les Boches étaient des barbares, il fallait donc lutter contre eux.

Cette opinion était partagée par tous mes cousins québécois de souche, plus vieux que moi puisque mes parents étaient tous deux les plus jeunes de famille de neuf enfants. Et tout le monde considérait que mon grand-père avait eu bien raison de partir outre-mer en 1914 avec son fils aîné, abandonnant temporairement à Montréal sa femme, son fils cadet et ses filles pour « aller faire son devoir ».

Et bien sûr, on trouva tout aussi naturel que mon père ait fait de même en 1939 et se soit engagé pour venger son frère et pour s’opposer aux Allemands, alors dirigés par Hitler, qui menaçaient la France encore une fois.

Si j’étais le seul orphelin de guerre du voisinage (il me fallut des années pour en rencontrer un deuxième) je n’étais pas le seul fils d’officier. Pendant des années, dans la maison voisine que j’habite sur l’île de Montréal, demeurait un des rares officiers généraux canadiens-français de la Seconde Guerre. J’ai pendant des années joué avec ses enfants et lorsqu’il décéda, en 1958, un imposant défilé militaire partit de chez moi pour se rendre aux funérailles, la dépouille du général étant montée sur un affût de canon.

Ma première copine sérieuse, lorsque j’ai eu 16 ans, demeurait à un coin de rue de chez moi. Son père, un haut gradé de la police militaire, était en charge de la sécurité lors du sommet qui réunit Churchill, Mackenzie King et Roosevelt et une brochette de généraux supérieurs américains, britanniques et canadiens, à Québec, en 1943.

Je pourrais continuer ces exemples longtemps. Dès septembre 1944, dans ma classe, j’avais comme condisciple le fils du Lieutenant-colonel Paul Sauvé, futur brigadier général de réserve et surtout futur premier ministre du Québec, qui à l’été 1944 avait commandé les Fusiliers Mont-Royal en Normandie.

Lorsque je me suis inscrit en 1958 à l’Université Laval de Québec, la première secrétaire que j’ai rencontrée était la fille d’un officier camarade de mon père à Dieppe et qui avait passé 35 mois prisonnier de guerre. Durant toute ma jeunesse j’ai joué avec des filles et des garçons de mon âge dont le père avait fait la guerre, la plupart comme officiers.

N’allez pas croire que je recherchais, consciemment ou non, la compagnie de fils ou filles de militaires. C’est simplement que dans le milieu où je grandissais, plusieurs, quelle qu’ait été leur motivation, avaient suivi l’exemple de mon père. Et lorsque mon tour est venu d’avoir des enfants, dans les années 60, autre surprise : les trois « baby sitters » de mes enfants étaient filles d’un officier ayant servi en Normandie et en Hollande.

À ma connaissance, très peu d’études ont été faites sur ces officiers de réserve canadiens-français qui s’étaient enrôlés pour la durée de la guerre, provenant tous à ma connaissance d’un même milieu, ayant pour la plupart étudié dans le même collège, et, une fois leur carrière militaire terminée, œuvré souvent dans les mêmes milieux professionnels ou d’affaires. Comme si leur appartenance passée à un régiment les faisait membres d’une certaine confrérie.

Bref, pendant toute ma jeunesse, j’étais « fils de héros », celui qui le 11 novembre demandait, à 11 heures, la minute de silence que tous se faisaient un devoir d’observer.

Puis les choses, à compter de la deuxième moitié des années 1960, commencèrent à changer. Les vétérans prenaient leur retraite un à un, certains décédaient et le nationalisme québécois prenait de plus en plus d’importance. Pour une nouvelle catégorie d’intellectuels québécois, historiens, sociologues et politicologues notamment, le « héros », c’était celui qui avait refusé de se mêler d’une guerre menée pour sauver l’Angleterre ou ne concernant que des « Européens ». Bref, le «déserteur » devenait le héros, les autres comme mon père, de pauvres bougres qu’on avait utilisé comme chair à canon. Bref des « victimes » qu’on avait manipulées. Depuis la fin du 20e siècle, il en est moins ainsi mais cette perception n’est pas entièrement disparue.

Mon père tué, ma mère a beaucoup pleuré. Mais elle a joué son rôle de jeune veuve de guerre avec dignité. Présidente des dames auxiliaires du régiment de mon père, active à la Croix-Rouge, la véritable héroïne, c’est elle. Je l’ai d’ailleurs dit publiquement un soir devant le ministre canadien des Anciens combattants : les soldats qui, comme mon père, ont trouvé la mort après seulement quelques minutes de combat sont considérés comme des héros. Je suis d’accord.

Mais que dire alors de ma mère, veuve, devenue mère de famille monoparentale avant qu’on invente le mot, qui a réussi à nous envoyer à l’université, mon frère et moi, alors que l’éducation gratuite n’existait pas au Québec, qui nous a fait soigner adéquatement, alors que l’assurance-santé et l’assurance-hospitalisation n’existaient pas, tout en menant une fructueuse carrière de femme d’affaires à une époque où la majorité des Québécoises demeuraient au foyer et n’accédaient pas au marché du travail? Pour moi, ma mère est tout autant une héroïne, peut-être davantage même, que mon père. Et il en est ainsi, selon moi, de toutes les veuves de guerre.

Il reste donc bien du chemin à faire pour nos historiens, sociologues et politicologues. Comment se sont débrouillées les veuves? Se pourrait-il que la guerre ait eu, pour certaines femmes et ma grand-mère un impact positif sur le plan de l’épanouissement personnel?

Ma grand-mère s’est affirmée comme une des premières femmes d’entreprises francophone à Montréal durant la guerre de 1914-1918, alors que mon grand-père était au front outremer. Et bien sûr, elle a continué à son retour. Par ailleurs, c’est surtout parce que mon père est parti pour le front que ma mère s’est occupée davantage de son commerce et qu’elle fut la première femme à adhérer à la Chambre de Commerce de Montréal, alors un « all men’s club » dès le début des années 1940 et a connu la carrière florissante de femme d’affaires qu’elle a eue pendant 30 ans. Y en a-t-il eu d’autres?

Comment se sont débrouillés les orphelins des soldats et officiers mariés, morts au champ d’honneur? Comment ont réagi les enfants de vétérans, particulièrement les orphelins devant le revirement de l’opinion publique qui de 1960 à 1995 environ, et encore un peu aujourd’hui, a transformé de « héros » en « victimes » les morts et les combattants canadiens-français de la Seconde Guerre mondiale?

Historiens et autres intellectuels québécois, faites vos devoirs! Tâchez de répondre à ces questions. C’est un confrère journaliste-historien, lui-même orphelin de guerre, qui vous le demande.

 

Pierre Vennat