Par Béatrice Richard
Ce texte a initialement été publié dans le Bulletin d’histoire politique, vol. 8 no 2 (hiver 2010), p. 153-155.
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« Chers historiens et historiennes du Québec,
« J’aimerais savoir pourquoi vous persistez à nier l’existence du traumatisme de la Conquête chez les Québécois. Si celui-ci n’existe pas, comme vous persistez à l’affirmer depuis des décennies, comment expliquez-vous la réaction épidermique des Québécois relativement au projet de la Commission des champs de bataille de reproduire la bataille du 13 septembre 1759, le printemps dernier? Pourquoi persistez-vous à nier qu’il serait très pertinent pour vous de considérer l’étude de l’inconscient collectif des Québécois d’aujourd’hui pour y vérifier la présence encore bien vivante de ce traumatisme? »
Ainsi parlait le 3 septembre dernier Renaud Blais, « étudiant à la recherche d’un directeur d’étude de l’inconscient collectif québécois ». Cet extrait d’une lettre au Devoirillustre bien le rapport émotif que toute communauté entretient avec son passé, mais aussi le désarroi que peut susciter l’absence d’historiens sur la scène publique.
Nul passé en effet, individuel ou collectif, qui ne soit exempt d’intrigues déshonorantes et/ou douloureuses aux conséquences irréversibles. À cet égard, l’historien a une responsabilité certes limitée, mais bien réelle. En produisant un récit, raisonné et documenté sur un passé problématique, en lui proposant des explications, il aide la communauté concernée à l’assumer.
Il ne s’agit pas ici de soumettre la collectivité à une psychanalyse, mais de l’aider à objectiver son passé, à prendre la mesure de ses diverses interprétations et à s’en distancier pour mieux s’en libérer. Autrement dit, la mémoire a besoin de l’histoire pour que le passé ne soit pas un maître, mais un serviteur. En ce sens, le devoir d’histoire participe des exigences du débat démocratique. Peut-on en effet imaginer une démocratie qui abandonne les multiples facettes de son passé au libre marché des intérêts et des passions humaines?
Ce libre marché existe, c’est celui de la mémoire collective. Son étude révèle que les traumatismes historiques donnent lieu à des récits sociaux complexes, datés, souvent conflictuels, mais en perpétuelle évolution car tributaires de l’actualité. Ils constituent autant de mythes, véritables « cellules dormantes » de la mémoire collective. Tapis dans les strates profondes de la culture, ils l’imprègnent et peuvent ressurgir à tout moment, avec des intensités diverses, dans la sphère publique. Leur registre est celui de la subjectivité, des sentiments, de l’émotion.
Le débat relatif au 250e anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham en est une tapageuse manifestation. Le travail des historiens, parce qu’il consiste à autopsier le passé selon des normes les plus rigoureuses possibles, devrait fournir un contrepoids rationnel à ces débordements. Non pour abolir les mythes, entreprise vaine et deshumanisante, car ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la structuration de l’identité collective, dans l’inscription du groupe dans l’espace et le temps, mais pour fournir des pistes de réflexion nouvelles susceptibles de les régénérer.
Or, à de rares exceptions près, les historiens ont été les grands absents des débats entourant le 250e anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham. Pourquoi ? Parce que l’histoire politique et militaire est en perte de vitesse au Québec, et ce depuis quelque temps déjà.
Certes, les experts en histoire politique et militaire de la Nouvelle-France au Québec ne sont pas légion. Des historiens importants tels Denis Vaugeois, Marcel Fournier (Combattre pour la France en Amérique. Les soldats de la guerre de Sept Ans en Nouvelle-France 1755–1760, 2009) ou Jacques Lacoursière tiennent le fort, mais ceux-ci œuvrant en dehors de l’institution universitaire, leurs travaux n’ont pas l’effet dynamisant escompté sur la recherche.
Depuis Frégault, la presque totalité de la recherche sur la guerre de Sept ans s’est développée en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et au Canada anglais. Cela fait en sorte que, ironiquement, les historiens québécois francophones sont les derniers à s’intéresser à l’épisode le plus émotif de leur histoire. Une telle situation ne relève pas d’un hypothétique « inconscient collectif » malmené, mais plutôt des schémas normatifs qui régissent actuellement le développement de la discipline historique au Québec.
Concrètement, les universités francophones du Québec tendent à exclure les chercheurs en histoire politique et militaire, a fortiori pour les périodes précédent 1867. Se faire engager avec un tel profil relève désormais de la mission impossible. On compte par ailleurs de moins en moins de professeurs disponibles pour diriger des thèses dans ces domaines, les départs à la retraite faisant leur œuvre.
Bref, la bataille des Plaines d’Abraham appartient désormais à une historiographie révolue, parce que jugée ringarde, parce que militaire, parce que politique, parce que pré-confédérale… Une tendance qui revient non seulement à rejeter le double héritage de l’École de Montréal (nationaliste) et de l’École de Québec (fédéraliste), mais aussi à programmer l’abolition de toute recherche historique susceptible de poursuivre ce duel fécond. Faut-il s’inquiéter ?
Dans 1984 de George Orwell, le Parti nie qu’il existe un passé en soi. Souvenir évanescent dans les mémoires, les faits présents et passés n’ont pas de réalité absolue, ne sont que des représentations, n’étant pas survenus. Ce qui revient à délégitimer toute quête de la vérité afin d’asseoir un seul régime de vérité, un seul pouvoir. Le déclassement actuel de l’histoire politique et militaire ne risque-t-il pas de nous entraîner dans cette logique négationniste?
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