Pierre Vennat
Journaliste-historien

 

En grande conversation avec le ministre Steven Blaney.

Il n’était pas question pour mon épouse Micheline et moi que nous manquions les cérémonies commémoratives du 70e anniversaire du raid sanglant du 19 août 1942, au cours duquel mon père a perdu la vie. Et ce même si nous avions passé tout le mois de juin en Europe, à l’occasion de notre cinquantième anniversaire de mariage.

Commémoration d’autant plus compliquée pour moi que si mon père est mort « lors du raid de Dieppe », il n’est pas mort « à Dieppe » où il n’a jamais mis les pieds. En effet, avec 11 des 18 hommes de sa barge de débarquement, il fut tué par un obus qui s’abattit sur elle. La barge ayant miraculeusement tenu le coup, son (ou ses) marins ont réussi à la ramener en Angleterre avec le cadavre de mon père et ses hommes, ce qui expliquent qu’ils soient enterrés non au Cimetière des Vertus, à Dieppe, mais à Brookwood, en banlieue de Londres.

Bref, pour moi, le passage obligé en Angleterre s’impose tout autant que celui à Dieppe. En 2002, d’ailleurs, ma femme avait tenu à m’accompagner non seulement à Brookwood, mais ensuite à Newhaven, d’où s’étaient embarqués les Fusiliers le 18 août au soir et nous avions traversé la Manche en bateau, de façon à avoir la vue qu’avaient les commandos, au matin du 19 août 1942, lorsqu’ils arrivèrent en vue de Dieppe par la mer. Cette année, c’est en juin que nous avions fait notre pèlerinage à Brookwood. Nous étions donc prêts pour Dieppe.

Départ le 16 août de Dorval jusqu’à Paris d’où, en compagnie du commandant actuel des Fusiliers Mont-Royal, le Lieutenant-colonel Francis Roy, nous avons pris le train pour Rouen et de là un autre train vers Dieppe.

Une fois installés à notre auberge, nous avons immédiatement pris le chemin du centre-ville. Là, surprise : un camp reconstitué, des centaines de figurants aux costumes des divers régiments de la Deuxième Guerre mondiale, dont les Fusiliers Mont-Royal et le Régiment de la Chaudière, des dizaines de véhicules, aux couleurs des unités de la Deuxième guerre, dont celui de l’ami Philippe Ferrand et son épouse Cindy, dont le jeep est aux couleurs des Fusiliers Mont-Royal.

De rencontrer ces amis, plus Guy Bordeleau, de prendre ensuite l’apéro sous une tente en compagnie de militaires belges affiliés, aussi incroyables que cela puisse sembler, à la branche de Trois-Rivières de la Légion royale canadienne, de trinquer avec des militaires en costumes du Régiment de la Chaudière, de Jacques Nadeau, vétéran de Dieppe, qui avait déjà eu mon père comme commandant de peloton avant le raid et la sœur et la nièce du soldat Boulanger, tué à Dieppe, tout cela nous mettait déjà dans le bain et nous faisait oublier notre grande fatigue.

Affamés, nous avons trouvé un restaurant gastronomique, « Au bon goût », où le proprio voyant que nous étions Canadiens venus pour la commémoration nous a réservé un traitement VIP, ainsi qu’au dîneur de la table voisine, un sympathique « petty officer » de la marine canadienne en civil, un francophone de la Colombie-Britannique, (oui, oui, ça existe), du nom de Vallières avec qui bien sûr, on a fait la causette. Nous devions le revoir à quelques reprises les jours suivants cette fois-ci revêtu du bel uniforme de la marine canadienne.

Pour des « jeunes » de 70 ans et plus, lorsqu’enfin nous nous sommes couchés, vendredi soir le 17, il y avait 33 heures que nous étions debout. Heureusement que nous sommes en forme!

Le lendemain, samedi le 18, commençait pour nous la partie commémorative et émotive. Après le petit déjeuner, nous avons regagné le camp reconstitué sur le bord de la plage et, grâce à l’ami Philippe Ferrand, sanglé dans son uniforme de 1942 de lieutenant des Fusiliers Mont-Royal (de quoi me faire penser à mon père), et de la jolie Cindy, en uniforme de la Royal Air Force, nous avons pu faire un grand tour de jeep dans les rues de Dieppe. Pour ma part, il y avait près de 15 ans que je n’avais pas mis les pieds dans une jeep. Pour Micheline, c’était une première.

Nous terminions notre tour lorsque nous avons aperçu la délégation des militaires actuels des Fusiliers, membres de la Musique régimentaire, pilotés par le capitaine Pierre Leblanc qui, en compagnie du Lieutenant-colonel Roy se dirigeaient vers le monument des Fusiliers Mont-Royal, au pied de la « promenade Dollard Ménard » tout au bord de la plage où les Fusiliers avaient débarqué en 1942.

Nous joignant à eux, nous avons pu bavarder, nous faire photographier et aller dîner avec un groupe de musiciens des FMR, heureux de nous revoir ainsi en terre française, avant de gagner le cinéma où on présentait à un auditoire choisi un film sur le raid en compagnie de plusieurs dignitaires canadiens et français, dont le gouverneur général du Canada, le ministre des Anciens Combattants et quelques vétérans, dont Donatien Vaillancourt, avec qui j’avais déjà fait le pèlerinage à Dieppe, quinze ans auparavant.

Ce fut pour moi l’occasion de faire la connaissance du ministre Steven Blaney, qui indépendamment de toute considération partisane ou de tous les griefs qu’on peut avoir contre son ministère est un homme simple, chaleureux et même blagueur (un journal français l’a même trouvé « cool », employant ce terme dans son compte-rendu) ainsi que sa charmante épouse et ses enfants. Tout au long de la journée et le lendemain, ils se sont mêlés souvent à nous, bavardant avec ma femme et moi comme si nous étions de vieilles connaissances, le tout à la bonne franquette. Rien de ces ministres anglophones unilingues des pèlerinages passés et de leurs épouses qui jouaient « à madame la ministre ».

Puis, avec le commandant et le Capitaine Leblanc, on me demanda de suivre les militaires devant un monument, en plein cœur de Dieppe, loin de la plage, où deux militaires canadiens non identifiés, qui avaient réussi plus que tout autre à se rendre aussi loin, furent abattus le 19 août 1942. Revêtu du blazer des officiers retraités, avec sur la pochette la barrette de la Mention élogieuse du ministère des Anciens Combattants qu’on m’avait remise en 2003, du béret des Fusiliers, de la cravate régimentaire et au cou la Croix d’argent des orphelins de guerre, on m’a fait remettre une gerbe, pendant qu’un clairon sonnait l’Appel aux morts et que les militaires étaient au garde-à-vous et formaient une garde d’honneur.

À noter que durant la cérémonie, qui a duré plus d’une demi-heure dans une rue très passante, nous avons bloqué la circulation à un petit train bondé de touristes et à des dizaines d’automobiles. Tous se sont comportés dignement, aucun coup de klaxon de quelque chauffeur impatient, silence respectueux et complet de la centaine de personnes sur les lieux. Une leçon de civisme pour les Québécois qui souvent durant les commémorations du 11 novembre ou autres continuent à faire du bruit autour de ceux qui commémorent ou essaient de se faufiler.

Par la suite, sous un chapiteau sur la plage, nous avons assisté à la conférence de l’historien Éric Coutu devant un parterre de plus d’une centaine de personnes intéressées, avant d’aller se rafraichir dans une rue piétonnière du centre-ville avec le commandant.

Et là surprise : un quidam lance  « bonjour Monsieur Vennat », alors que nous étions assis à siroter une bière à une terrasse située en plein milieu de la chaussée, ce qui a fait dire au commandant : « mais tout le monde vous connaît ici? ». Il s’agissait d’un Dieppois, Michel LeMarchand, un ancien marin-pêcheur en haute mer, qui avec sa famille, membres de l’Association JUBILEE, m’avaient reçu en 1997 et 2002, fait visiter les environs en voiture, mangé avec nous, offert des fleurs à Micheline, bref non seulement des connaissances mais des amis. Michel s’est assis avec nous et le soir, au cimetière des Vertus, est venu nous rejoindre avec son épouse et son fils Laurent.

Pendant que nous bavardions ainsi, nous nous sommes aperçus que nous étions devant la « Maison de la Presse », laquelle exposait plusieurs livres sur Dieppe, dont le récit du vétéran des FMR Jacques Nadeau, le libraire m’a fait autographier mon livre paru en 1991, il y a vingt ans et sur les rayons se trouvait un exemplaire de l’hebdomadaire « Informations Dieppoises », avec mon nom mentionné dedans tandis que l’on vendait également le film du cinéaste Gaston Paillard, intitulé « Fragments de mémoire », dont je suis un des principaux narrateurs en plus d’y apparaître en évidence.

Un vieux proverbe dit « nul n’est prophète en son pays ». Personne ne m’avait dit que je serais « prophète à Dieppe », puisque le lendemain, je serais reconnu par des dizaines de gens de Dieppe, que je ne connaissais pas pour la plupart mais qui avaient vu le film ou lu mon livre, lors de ma visite au musée.

Après cette pause, nous avons été rapidement souper sur le bord de la mer, au café-terrasse « pas de problème », avant de gagner rapidement l’hôtel de ville pour une cérémonie aux flambeaux très émouvante, à la noirceur, au Cimetière des Vertus, où toutes les personnalités politiques, militaires, canadiennes comme françaises, le Prince de Kent et la population dieppoise nombreuse, rendent hommage aux disparus de 1942, leurs familles et bien sûr aux vétérans survivants.

Une fois rentrés à l’auberge pour une nuit bien méritée de sommeil, arriva le grand jour de cérémonie, dimanche le 19, jour même de l’anniversaire sanglant.

Arrivés en avance près de la Place du Canada, nous sommes entrés dans la cour d’une école voisine pour nous apercevoir qu’on nous invitait à entrer voir une exposition consacrée au raid. La porte étant ouverte, malgré l’heure matinale, nous sommes entrés pour tomber sur un groupe de bénévoles qui m’a tout de suite reconnu, mon livre « Dieppe n’aurait pas dû avoir lieu » étant une sorte de bible pour eux. Certains se souvenaient d’ailleurs m’avoir déjà rencontré dans le passé, puisque c’était, en fait, ma 8e visite à Dieppe en 30 ans.

Cette exposition, un musée temporaire en fait, présentait de nombreux artéfacts, des uniformes des Fusiliers, des Allemands, d’autres régiments, le casque de fer de Sarto Marchand, un officier des FMR ayant participé au raid et que un chercheur avait déniché dans un marché aux puces de Paris, le nom de Marchand étant encore gravé à l’intérieur et une photo où mon père apparaît en compagnie de collègues.

De voir ainsi mon père « exposé » dans un musée de Dieppe m’a rempli d’émotion et l’après-midi, j’y ai mené le commandant des Fusiliers, le conservateur du Musée régimentaire, le Lieutenant-colonel Guy Gosselin et un autre ancien commandant, le Lieutenant-colonel Jean-Pierre Ménard, qui ont établi des contacts fructueux entre ces collectionneurs-muséologues et nous, utiles pour l’avenir.

Une fois notre visite matinale terminée, nous nous sommes rendus à la Place du Canada, rejoindre les VIP pour la cérémonie. Celle-ci fut un peu longue mais combien touchante. La vedette en a été sans aucun doute Sœur Marie-Agnès Valois, elle qui il y a 70 ans, au péril de sa vie, avait soigné des dizaines et dizaines de nos soldats blessés. Ce qui lui a d’ailleurs valu la Croix de la Légion d’honneur française et la reconnaissance du gouvernement canadien.

Tous les vétérans présents ont été ovationnés, le Fusilier Jacques Nadeau ayant reçu une mention spéciale à la tribune puisqu’il s’agissait, dans son cas, de son 25e pèlerinage à Dieppe, où il est connu comme Barrabas dans la Passion. Les dignitaires, le Gouverneur général, les ministres français et canadien des Anciens Combattants, ainsi que le maire de Dieppe y sont allés de discours interminables mais bien sentis et le Fusilier Donatien Vaillancourt a lu « L’Acte du Souvenir », pendant que notre fanfare et un cornemusier jouaient « L’Appel aux morts » et « Le Réveil », devant des gardes d’honneur canadiennes, françaises et britanniques. À noter que les scouts de notre ami Bordeleau ont participé activement à la cérémonie et ont été invités à déposer une gerbe au monument des Canadiens.

J’en ai profité pour renouer avec l’ancien ministre des Anciens Combattants, M. Jean-Pierre Blackburn, maintenant ambassadeur du Canada à l’UNESCO et surtout pour faire la connaissance en personne de la directrice générale du Centre Juno, à Courseulles-sur-Mer, Nathalie Worthington, une grande amie de tous les vétérans canadiens et de ceux des Fusiliers.

Puis ce fut le long défilé, auquel évidemment j’ai pris part avec un groupe d’anciens sergents des FMR, sous une chaleur de 36C à l’ombre. Sauf que sur le bord de la plage, il n’y avait pas d’ombre au point que mon blazer a déteint sur ma chemise, laquelle était trempée comme si j’avais couru le marathon avec ma chemise sur le dos.

Par les années passées, le défilé se faisait dans une rue de Dieppe où la foule se massait sur les trottoirs. Cette fois-ci, on l’a fait sur la promenade de la plage, heureuse initiative puisque aux Dieppois et autres venus expressément pour nous rendre hommage, se sont ajoutés des centaines de vacanciers en maillot de bain, tout le monde respectueux et nous acclamant, donnant à une cérémonie qui aurait pu être émotive un caractère festif, qui dans mon cas comme dans celui de mes compagnons faisait chaud au cœur après la veille d’armes de la veille dans le cimetière des Vertus.

Le défilé terminé, une autre cérémonie débutait sous le chapiteau, alors que la Médaille de la ville fut remise en compagnie de tout le gratin qui se trouvait Place du Canada à chaque vétéran du raid ainsi qu’à la Sœur Valois. En tant que représentant des orphelins de guerre et des familles éprouvées par le raid, le maire de Dieppe m’en a remis une aussi, que je conserve précieusement à côté des autres souvenirs de guerre de ma famille.

C’en était terminé pour nous des cérémonies officielles. Le groupe des Fusiliers s’est rendu visiter l’exposition dont j’ai parlé plus haut où on nous a fait une réception, avec champagne et calvados et où Québécois et bénévoles dieppois ont pu fraterniser et promis de se revoir, ici ou là-bas. Puis le commandant et nous sommes allés souper au Newhaven, également sur le bord de la mer, avant de rentrer « dans nos terres ».

Lundi, plus détendus et en civil, un groupe formé des anciens sergents, dont l’un était accompagné de son épouse, du commandant des FMR, du commandant des Black Watch et de Micheline et moi, grâce aux contacts établis par Éric Coutu, maintenant chercheur et prof à l’Université de Caen et ancien sergent des FMR lui-même, a eu le plaisir d’être reçu pour une visite privée au Château de Dieppe.

Pendant deux heures, on nous fit visiter ce magnifique château transformé en musée, avec des collections de peintures magnifiques, des collections uniques de voiliers miniatures remontant au Moyen Âge ainsi qu’un atelier reconstitué de sculpteur sur ivoire ainsi que des sculptures d’ivoire comme on n’en trouve à peu près nulle part ailleurs, Dieppe, il y a quelques siècles, faisant le trafic de l’ivoire avec l’Afrique, ce qui bien sûr est maintenant interdit.

Puis, après un dîner gastronomique en compagnie de la guide du matin, celle-ci nous a amenés dans le clocher de l’église Saint-Jacques, dont l’accès est interdit au public où, après avoir grimpé les 177 marches en tire-bouchon avons accédé au haut de cette véritable tour où on peut contempler tout le panorama de la ville de Dieppe et des environs.

Quittant ensuite le commandant qui devait revenir le lendemain à Montréal, nous avons soupé à nouveau au Newhaven en compagnie du Lieutenant-colonel Bruno Plourde, commandant des Black Watch, dernier contact, dans notre cas, avec les participants aux commémorations.

Mais c’en n’était pas terminé pour nous de Dieppe. En effet, le mardi, Micheline et moi, dorénavant seuls, avons « joué aux touristes », allant notamment faire un grand tour de bateau en mer, ayant la chance même de voir (et de photographier) des dauphins sauvages qui s’étaient approchés du bateau, ce qui, nous a dit le capitaine, est très rare dans cette région.

Après un dernier souper gastronomique (va falloir que je me mette au régime!) au restaurant « Au bon goût », nous avons repris le chemin de Paris le mercredi matin, par train, via Rouen et le jeudi nous prenions le chemin pour Montréal après un dernier regard nostalgique sur la Tour Eiffel.

De mes huit visites à Dieppe, celle-ci fut ma plus mémorable. Je pense avoir maintenant payé ma dette de gratitude envers mon père. Et je tiens à remercier tous nos compagnons de voyage, le Lieutenant-colonel Francis Roy, les Lieutenants-colonels Gosselin et Ménard, les membres de la Musique régimentaire, le Capitaine Pierre Leblanc en tête, ainsi que les anciens sergents. Et bien sûr tous les amis, tant québécois que normands, rencontrés lors de ce voyage qui demeurera inoubliable pour Micheline et moi.

 

Pierre Vennat