Ce sympathique personnage s’appelait Georges Isabelle.
Si j’en fais mention au passé, c’est que mardi le 23 avril 2013, M. Isabelle est décédé.
Né à Cap-Chat en Gaspésie le 9 août 1922, septième enfant d’une famille de quinze, Georges Isabelle était le fils de Samuel Isabelle et Marie Lavoie. Élevé sur une terre qui appartenait conjointement à son père et son oncle, les deux frères ayant marié deux soeurs, il participa comme tous les autres (10 cousins et cousines) au travail sur la ferme.
Vers l’âge de 15 ou 16 ans, il décida d’aller travailler dans le bois pour gagner sa vie. Le décès de son père en 1939 le conforta dans sa décision puisqu’il ne voulait pas être un fardeau pour sa famille. Il travailla comme aide-cuisinier dans les campements lors de la construction de la route transgaspésienne reliant St-Anne-des-Monts à New-Richmond.
Avide de voyages et d’aventures, il s’enrôla à dix-huit ans, en mai 1941, à Rimouski. On lui donna le matricule SE 10 521 lors de son affectation au Régiment de la Chaudière. Au bout d’un mois, il alla chercher son uniforme à Québec et revint compléter son entraînement à Rimouski pour deux autres mois. On lui enseigna à marcher au pas, à saluer les officiers et à tenir sa place dans la parade. La mise en forme faisait partie de son quotidien avec des activités physiques rigoureuses.
Il savait que son Régiment serait envoyé en Europe: «En juillet 1941, j’ai pris le train à Lévis en direction de Halifax et le bateau vers l’Angleterre. La traversée a duré une dizaine de jours et nous avons accosté en Écosse. Nous avons rejoint le camp d’Aldershot en Angleterre par train.»Bien entouré par un convoi, son bateau effectua le trajet sans incident. En Angleterre commença son véritable entraînement avec le maniement des armes: «C’est là que j’ai reçu ma première arme, car je n’avais pas de fusil au Canada… Les commandements pour faire la drill étaient tous en anglais, mais les cours en français.»Au début, il ne comprenait pas un mot de la langue de Shakespeare et s’ennuyait un peu de sa famille: «Le seul contact que j’avais avec ma Gaspésie, c’était avec ma mère. C’est la seule personne à qui j’écrivais au moins une fois par mois. Ma mère transmettait les nouvelles au reste de la famille.»On lui accordait une permission de 15 jours tous les 6 mois et il en profitait pour sortir dans les pubs anglais.
Le soldat Isabelle savait qu’un débarquement se préparait, mais ignorait le lieu précis où il se déroulerait. Il avait hâte car il ne supportait plus la nourriture et désirait quitter l’inconfort des baraquements où chacun couchait par terre, 25 à 40 hommes: «Le débarquement ne pouvait pas être pire.» On leur fit pratiquer les manoeuvres d’un débarquement sur l’île de Wight en Écosse.
L’impressionnante armada qui prenait place sur la Manche resta gravée dans sa mémoire. L’aviation britannique et l’artillerie de marine avaient préparé le terrain par de furieux bombardements. Un silence inquiétant régnait sur le LCI qui transportait son peloton de trente hommes.
Armé de sa mitrailleuse Bren, il vit la porte de la péniche s’ouvrir près du rivage à Bernières-sur-Mer: «Et l’on a débarqué et l’on était mieux de débarquer parce qu’il ne faisait pas beau ! Sauve-qui-peut ! Tu n’avais pas le temps de t’arrêter pour regarder si ton chum était en arrière ou à côté de toi… Il y avait beaucoup de feux d’artifice en ce 6 juin 1944.» Avec 25 à 30 kilos d’équipement sur le dos, de l’eau jusqu’au ventre et parfois même aux aisselles, on le canardait à partir de blockhaus sur cette plage inhospitalière: «Sur la ligne de feu, on a peur. Celui qui n’a pas peur n’est pas normal. On essaie donc de prendre des positions pour que l’ennemi ne nous voie pas. Quand on avance, on se camoufle le plus possible. Cependant, on a toujours peur, on ne sait pas ce qui peut nous arriver. C’est tough! C’est tough!»
Après avoir nettoyé le rivage, les Chaudières se frottèrent aux SS tout au long de l’avance vers Caen. Un soir, alors qu’il était en mission de reconnaissance, son bataillon tomba sur des Allemands qui s’étaient eux aussi aventurés dans le No man’s land. Trop près d’eux pour tirer, ils durent les combattre à la baïonnette et au corps-à-corps: «Je n’oublierai jamais ça ! Je souhaite ne jamais revivre quelque chose de semblable!»
Au cours d’un autre affrontement, des SS firent des prisonniers parmi ses copains du Régiment. Ils les revirent quelques jours plus tard, crucifiés sur le mur d’une grange. Les officiers leur donnèrent alors une consigne très claire: «Aucun prisonnier jusqu’à nouvel ordre.»
Lors de la grande attaque pour la prise de Carpiquet en juillet, avec la Compagnie D des Chaudières, il fut blessé par des éclats d’obus provenant, selon lui, du tir d’un Flak 88, qu’il considère encore aujourd’hui comme une des meilleures armes de la Seconde Guerre mondiale: «Blessé juste assez gravement aux bras, aux jambes et aux cuisses pour être évacué en Angleterre. Heureusement, je pouvais encore marcher.»Une convalescence d’environ un mois et demi qui eut au moins le mérite de lui permettre de faire un brin de toilette!
On le ramena ensuite à Bernières-sur-Mer où le comité d’accueil avait disparu. Il fut conduit en camion vers le front. À Falaise, le soldat Isabelle, réaffecté à la compagnie de support du Régiment de la Chaudière, fut victime d’une terrible méprise du commandement: «À Falaise, on s’est fait bombarder par nos propres Alliés. Une épouvantable erreur qui s’est soldée par plusieurs morts. Les Anglais occupaient cette position et ils ont essayé d’attaquer les Allemands pour avancer, mais sans succès. Entre-temps, on avait donné l’ordre à l’aviation qui les suivait de venir bombarder les ennemis afin que les Alliés puissent avancer. Quand les Anglais ont reculé, les Canadiens français ont pris leur place, attaqué et pris la position des Allemands. Comme l’ordre émis à l’aviation n’avait pas été annulé, c’est nous qui avons reçu l’averse de bombes sur la tête. Une chance que ça n’a pas duré longtemps, car aucun de nous ne serait sorti vivant de cet enfer.»
Après la fermeture de la poche de Falaise, les soldats du Régiment de la Chaudière progressèrent en Belgique où l’ennemi en fuite ne montrait plus qu’une opposition sporadique. En Hollande, les Allemands firent sauter les digues pour inonder les terres. Les déplacements étaient ardus et les unités blindés durent utiliser les chars amphibies. Le 17 octobre, à Waterlandkerkje, le soldat Isabelle vit la mort de près:
«J’étais sur un Bren carrier, un petit char sans toit sur chenilles armé d’une mitrailleuse. Nous étions trois camarades à bord. À l’avant, le chauffeur, Johnny Adams de Gaspé et le tireur de lance-flammes, le sergent Paul-Eugène Dugas de Lac-au-Saumon; à l’arrière au centre, moi-même le mitrailleur. Notre objectif était d’aller brûler au moyen d’un lance-flammes les grosses meules de foin derrière lesquelles se cachaient les Allemands, empêchant ainsi notre compagnie d’avancer. Une mauvaise surprise nous attendait: le terrain était miné sur environ cent pieds (30 mètres) avant les meules. Et c’est le devant du Bren carrier qui a sauté sur la mine tuant du coup mes deux compagnons Adams et Dugas. J’ai eu connaissance de l’explosion et après je me suis évanoui. Je n’ai pas eu vraiment connaissance de ce qui s’est réellement passé et comment je me suis retrouvé sous le Bren carrier à l’envers.»
Témoignage du lieutenant Jacques Guérin du Régiment de la Chaudière:
«Quand j’ai débarqué en Normandie, j’avais 23 ans et j’étais lieutenant. La compagnie de support dont faisait partie Georges Isabelle nous précédait sur cette attaque-là et le Bren carrier dans lequel il prenait place roulait à l’avant du premier peloton. Au tournant d’une route, nous avons perdu de vue ce peloton. Nous avons entendu des coups de mitrailleuse et trouvé leur commandant sérieusement blessé. Nous avons pensé que l’équipe du Bren carrier avait dû être arrêtée par les Allemands et nous avons cessé l’attaque et préparé la défense pour la nuit.
Durant cette nuit-là, nous entendions du bruit de temps en temps et nous croyions que c’étaient les Allemands qui étaient devant nous autres. Alors nous tirions à la mitrailleuse. Le lendemain matin, nous sommes allés au-delà du tournant et avons reconnu notre véhicule que nous avions mitraillé une partie de la nuit. Nous avons vu Georges Isabelle sous le Bren carrier à l’envers. Sa tête était prise en étau entre le sol et le montant central du véhicule. Georges Isabelle ne pouvait plus bouger et sa souffrance devait être insupportable. Nous avons retourné le Bren carrier et libéré Georges Isabelle de sa fâcheuse position. Puis nous l’avons confié aux brancardiers et avons continué l’attaque commencée la journée précédente.
Concernant les compagnons de Georges, l’explosion les avaient éjectés du Bren carrier et ils gisaient tout près. Nous avons retrouvé la jambe jusqu’en bas du genou du chauffeur Johnny Adams collée sur le plancher, pendante. Après ce terrible accident, je croyais Georges Isabelle mort… Je n’avais jamais eu de nouvelles de lui. Il semblait impossible de survivre après cet affreux accident. Ce fut tellement une heureuse surprise de le rencontrer au rassemblement des anciens combattants de la région, le 6 juin dernier (2004). C’était un courageux soldat, reconnu comme un homme de tête, un genre de héros!»
Le soldat Isabelle souffrait de fractures multiples aux jambes et aux chevilles. À la suite de l’explosion, le tuyau qui reliait l’arme à son réservoir avait été sectionné. Le liquide du lance-flammes s’était répandu sur lui, causant de graves brûlures sur une grande partie de son corps. Il reprit ses sens dans la chambre d’un hôpital en Belgique. On le recouvrit de plâtre jusqu’au cou, probablement pour éviter qu’il ne se gratte et qu’il n’aggrave l’état de sa peau. Des pansements furent appliqués sur ses yeux pour atténuer l’enflure.
Il raconta cette anecdote au sujet des événements qui ont précédé cet accident: «Avant d’aller faire une bataille, l’aumônier du régiment se rendait disponible pour confesser les combattants. Mes deux amis étaient allés sans moi. Je m’étais dit, j’irai la prochaine fois. Une demi-heure après, les deux étaient morts. Il y a une destinée: je n’étais pas prêt à mourir…»Il fut transféré dans un hôpital en Angleterre où il suivit des traitements de physiothérapie jusqu’à ce qu’il puisse marcher. On le retourna alors au Québec pour poursuivre sa réhabilitation.
À l’automne 1945, il rencontra Marie Breton, 18 ans, dans un cinéma de Lévis. Elle devint son épouse dans cette même ville le 2 septembre 1946. Ils convolèrent en voyage de noce dans la Gaspésie natale de Georges Isabelle. Le couple adopta une fille en janvier 1948.
De retour dans l’armée quand il fut rétabli, il était toujours prêt à servir son pays mais ne voulait plus vivre l’enfer des combats. Quand il apprit que le Royal 22e Régiment, dont il faisait maintenant partie, allait être envoyé en Corée, il demanda sa mutation dans le corps médical. Il partit suivre son cours d’infirmier à Borden en Ontario et à l’Hôpital des Vétérans de Toronto en 1952.
Après son cours, il fut en poste un an à Halifax, deux ans à Fredericton et un hiver à Churchill au Nouveau-Brunswick. Au printemps 1954, ne souhaitant plus demeurer à cet endroit, il utilisa un stratagème pour revenir au Québec. Il raconta qu’il voulait quitter l’armée. On le transféra à Québec pour satisfaire sa demande, mais, de retour chez lui, il raconta qu’il avait changé d’avis et signa pour être rattaché au Royal 22e Régiment.
Il poursuivit sa carrière d’infirmier militaire en Allemagne pendant deux ans, de 1956 à 1957 avec sa famille qui l’avait suivi jusque-là et ils en profitèrent pour visiter l’Europe pendant ses congés. «Au printemps de 1962, je suis parti pour sept mois au Congo. Ils avaient besoin d’un sergent médical qui parlait le français et l’anglais. À la guerre du Viêtnam, en 1966-67, j’ai été nommé pour y aller pendant un an continu. J’ai été parti un an sans revenir chez-moi.»
Il vécut 57 ans de bonheur avec son épouse jusqu’à son décès. Il rencontra plus tard sa compagne de vie actuelle, Chantal Soucy qui l’a interviewé en 2005 pour le compte du Magazine Gaspésie*. M. Isabelle fut lieutenant-colonel honoraire de la 5e Ambulance de campagne (BFC Valcartier) de 2009 à 2012. Il vivait à Québec jusqu’à ce triste matin du 23 avril 2013 qui le vit s’éteindre.
*Les citations sont extraites de l’entretien accordé à sa conjointe pour le compte de cette revue gaspésienne.
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