Le samedi 1er août avait lieu une cérémonie au pied du monument Charles-De Gaulle à Québec, à l’initiative de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs. Celle-ci visait à souligner le 80e anniversaire de l’appel du général de Gaulle aux Canadiens français. Ayant écrit sur le sujet dans un ouvrage que je publiais en 2012 (La France appelle votre secours. Québec et la France libre, 1940-1945, Vlb, 2012), on m’a fait l’honneur de m’y inviter.
Si l’appel du général de Gaulle le 18 juin 1940 marque pour plusieurs la naissance de la Résistance française, les Québécois connaissent peut-être moins bien l’appel que le chef de la France libre a lancé spécifiquement aux Canadiens français dans les semaines suivantes.
Conscient du poids politique du Canada dans la guerre de légitimité que livrent les Français libres à Vichy, de Gaulle s’adresse directement aux Canadiens français le 1er août 1940. Son discours est prononcé dans les studios de la BBC et retransmis sur les ondes de Radio-Canada. Samedi, les quelque 50 invités à la cérémonie ont eu la chance d’entendre ce discours de la voix même du général de Gaulle. En voici le texte, rarement publié au complet, tel que rapporté dans au moins deux journaux le lendemain :
« Si loin que vous soyez de moi, je n’éprouve aucun embarras à vous parler. Je veux vous parler de la France. Et personne au monde ne peut comprendre la chose française mieux que les Canadiens français.
Je ne vous énumérerai pas nos erreurs militaires, morales, nationales. Le soldat, le catholique, le Français qui vous parle les connaît et les reconnaît. Pensez seulement qu’aucune nation n’avait subi, supporté, accepté des sacrifices pareils aux sacrifices qui furent subis, supportés, acceptés par nous de 1914 à 1918. Les Français étaient morts en masse sur les champs de bataille, et ceux-là étaient les meilleurs. En sont témoins les Canadiens enfouis dans la même terre.
Mais, des conquérants se sont dressés, dont le triste génie exploite implacablement les erreurs des autres. Nos propres fautes, celles de nos alliés ont fait que ces conquérants ont vaincu l’armée française. Alors parmi les dirigeants une affreuse conjuration de panique a livré à l’ennemi notre armée, notre indépendance et jusqu’à la possibilité de penser librement en français.
Maintenant, la France est à reconquérir, après quoi elle sera à refaire. Et c’est pourquoi l’Âme de la France cherche et appelle à travers l’univers ceux qui aiment ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, tout ce que siècles après siècles, elle a su faire pour les autres.
L’âme de la France cherche et appelle votre secours, le vôtre, Canadiens français. Votre secours, elle le cherche et l’appelle, parce qu’elle vous connait. Elle sait quelle part vous avez dans le passé, dans le peuple, dans le peuple, dans l’État auxquels vous appartenez dans ce pays, dans ce peuple, dans cet État qui montent, elle connaît tout ce qu’il y a de puissance et d’espérance . L’âme de la France cherche et appelle votre secours parce qu’elle mesure votre rôle et votre importance à l’intérieur de l’Empire britannique qui, aujourd’hui, soutient presque seul la cause de ceux qui veulent être libres.
Votre secours, l’âme de la France le cherche et l’appelle, parce que le destin a fait du Canada la terre d’union de l’Ancien et du Nouveau Monde. Or, dans cette guerre mondiale, aucun homme de bon sens ne tient pour possible la victoire de la liberté sans le concours du continent américain. Enfin, l’âme de la France cherche et appelle votre secours, parce qu’elle trouve dans votre exemple de quoi ranimer son espérance en l’avenir, puisque, par vous, un rameau de la vieille souche française est devenu un arbre magnifique; la France, après ses grandes douleurs, la France, après la grande victoire, saura vouloir et saura croire. Canadiens français, recevez le salut confiant d’un soldat français, à qui, pour l’instant, incombe le grand devoir de parler seul au nom de la France ».
Conjugué à l’Appel du 18 juin, celui du 1er août contribue sans doute à la mobilisation de la communauté française au Québec. On sait notamment que Marthe Simard, Française née à Alger et mariée au médecin canadien-français André Simard, a fondé cet été-là ce que le père Georges-Henri Lévesque considérait comme le premier comité France libre en dehors de la France et de l’Angleterre. L’élite libérale de Québec, enhardie par la victoire d’Adélard Godbout en 1940 et par le gaullisme sans complexe du maire Lucien Borne, contribuera au succès de ce comité. Sa présidente Marthe Simard allait être invitée en novembre 1943 à siéger à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger afin d’y représenter la France libre canadienne, seule femme parmi 80 délégués et de facto première femme parlementaire de l’histoire de la France.
On constate toutefois, dans les jours qui suivent l’appel du général de Gaulle aux Canadiens français le 1er août 1940, que ceux-ci le reçoivent dans une certaine indifférence. Le lendemain, le texte de l’appel est publié sans commentaire dans L’Action Catholique, en deux parties reléguées aux deux dernières pages, et dans La Patrie en page huit. La Patrie annonce également la condamnation à mort de De Gaulle en page six (celui-ci est condamné par le tribunal militaire permanent de Clermont-Ferrand pour «atteinte à la sûreté extérieure de l’État et désertion à l’étranger en temps de guerre»).
Le journal Le Canada, prêt du Parti Libéral, donne plus d’importance à la nouvelle, titrant même en première page, au-dessus de la signature du journal: « Pressant appel du général Charles de Gaulle aux Canadiens français ». Rappelant dans un article aussi publié en Une que de Gaulle « est reconnu comme le chef des Français libres de l’Empire britannique » et qu’il a demandé aux Canadiens français « d’aider à la France à renaître », Le Canada retranscrit ensuite l’allocution en page dix.
Cette tiédeur fait l’affaire d’Ottawa et du ministre Ernest Lapointe pour qui « rien ne serait plus dangereux que la naissance au Québec d’une controverse Pétain-de Gaulle ». La situation laisse toutefois présager que l’aura du maréchal Pétain est plus forte dans la province qu’on ne le croyait et que Charles de Gaulle, ce général pratiquement inconnu réfugié à Londres, aura fort à faire pour retourner l’opinion publique canadienne-française.
Pour en savoir plus :
SMITH, Frédéric, La France appelle votre secours. Québec et la France libre, 1940-1945, Éditions Vlb, 2012, 294 pages.
À propos de la cérémonie du 1er août 2020 :
La Presse, Il y a 80 ans, le général De Gaulle appelait les Québécois au secours, 1er août 2020.
Le Devoir, «L’âme de la France appelle votre secours», 1er août 2020.
- Suggestion de lecture : 18 récits inédits du jour J - 30 septembre 2024
- Allemands et Canadiens face à face : Entretien avec Stéphane Roussel - 7 avril 2024
- Maurice Cardinal et le premier prisonnier de Carpiquet - 4 octobre 2023