Dans cette série littéraire publiée sur le site de Radio-Canada et développée en partenariat avec le Conseil des arts du Canada, dix écrivains gagnants ou finalistes des Prix littéraires du gouverneur général explorent la thématique du sang. Dans une nouvelle inédite, Sébastien Vincent, fondateur du site Le Québec et les guerres mondiales, raconte le sang versé lors de la Seconde Guerre mondiale, du point de vue d’un combattant sous le feu.
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Hécatombes, par Sébastien Vincent
Devant le village de Bernières. Mardi 6 juin 1944. Aube grisâtre. Ciel chargé.
Mer.
Humidité pénétrante. Odeur saline. Algues au fond de la barge. Corps entassés, ballottés par le roulis. Yeux brûlants. Souffle court, haletant. Prière chuchotée.
Débarquement.
L’ordre est donné de sauter dans l’eau glacée. Engourdissement. Silence sous-marin. Calme utérin. Puis retour abrupt à la surface bruyante. Ça sent l’iode. Ça sent la mer. Un avion tombe en vrille, traîne dans son sillage une épaisse fumée noire. Au loin, une explosion de flammes. Des obus éclatent. Des balles vrillent. Tout est si proche. Tout est si loin. Émile Pelletier, 18 ans, engagé volontaire né à Saint-Raphaël-de-Bellechasse au Québec, se démène, de l’eau aux épaules. Son barda le tire vers le fond. Derrière lui, le large. Devant, la plage déjà rouge de sang.
Terre.
Un profond silence enveloppe Émile lorsqu’il foule le sol de France. Son cerveau encaisse le choc. Baptême du feu. Éclats d’hémoglobine sur sa vareuse. Ceux du frère d’armes, tête blonde éclatée. Tout juste 20 ans. Le malheureux ne reverra plus sa belle Londonienne, rencontrée à Piccadilly Circus. Mary. Mary. Marie, priez pour nous. Intense histoire d’amour brutalement interrompue par une pointe de métal brûlant. Staccato de la mitraille. Partout. Avancer. Avancer, la mâchoire serrée. Dans l’odeur de cordite écoeurante. Passer entre les morsures mortelles. Atteindre le fond de la plage. Oasis promise. Cris, hurlements, supplications. Celui-là, le bras arraché : « Maman, j’ai mal. Maman, viens me chercher. » Amas de sang, de substances aqueuses. Ça sent l’iode. Ça sent la mer. Du sable entre les dents. Partout, des taches sombres sur le sol gris retourné. Une rage féroce se répand subitement dans les veines d’Émile. Surtout, ne pas finir comme ce gars! Un cri de défi incohérent sort de sa bouche en bave. Nouvelle salve. Il court droit devant, fonce dans l’orage d’acier.
Les soldats tombent les uns après les autres, les uns sur les autres.
De jeunes hommes au sortir de l’adolescence, épuisés et sans gloire. Happés par une charge inouïe de violence et de haine. Ils n’ont pour eux que l’Histoire qu’ils écrivent avec leur sang sous des tirs nourris qui les hachent. Entrée brutale dans la vie adulte. Fin de l’innocence.
Une balle en plein front.
Un minuscule trou duquel s’écoule un mince filet rougeâtre.
Émile Pelletier n’est plus.
Son combat dans la peur, dans le sang, aura duré cinq minutes vingt-sept secondes exactement.
Quelques heures plus tard, des brancardiers ramassent le cadavre froid d’Émile Pelletier. Dans sa poche, une lettre écrite sur du papier pelure placée dans un mince sac étanche. Vent qui la souffle jusque dans le jardin des Dupuis, une bonne famille normande. Odile, quatre ans, ramasse le papier entre ses petits doigts crasseux. L’apporte à sa mère qui tient dans ses bras le corps de son bébé tué à l’aube naissante. Un éclat perdu lui a déchiré le corps. La mère n’a plus de larmes.
Peuple libéré. Peuple meurtri.
Elle pose son regard sur l’écriture fine d’Émile Pelletier :
« Chers parents,Si vous lisez cette lettre, c’est que la guerre m’aura eu. J’ai choisi de m’enrôler pour me faire une vie. Je m’en suis remis à Dieu.Vous avez certainement appris ma mort. J’aurai eu très peur. Je vous souhaite la force d’accepter mon choix et de surmonter la douleur de ma disparition.J’aurais tant de choses à vous dire surtout que cette lettre est la dernière.Je vous remercie pour les années passées. Cela aura été trop court. Ne m’en veuillez pas. Donnez ma vieille bicyclette bleue à Claude, ce petit frère que j’ai tant aimé et qui m’a aimé.Mes parents, je vous embrasse tendrement.Votre fils reconnaissant, »— Émile
Histoire d’Émile. Histoire des Dupuis. Histoire des frères d’armes, des familles éplorées. Histoires anonymes écrites dans le sang, oubliées au fil du temps. C’était il y a bientôt 70 ans. C’était le débarquement.
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