Ce texte est une version légèrement remaniée d’un passage du dernier ouvrage de l’auteur, La France appelle votre secours. Québec et la France libre, 1940-1945, publié en 2012 chez Vlb Éditeur.
 
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D’abord prévu au printemps 1944, puis repoussé au lundi 5 juin en raison de la météo défavorable, le débarquement d’un peu plus de 130 000 soldats alliés en Normandie a finalement lieu le 6 juin. Bayeux est la première ville française libérée, grâce aux Britanniques(1). Conscient de la valeur des symboles, le général Charles de Gaulle s’y rend le 14 juin et pose le pied sur le territoire français pour la première fois depuis quatre ans. La réception chaleureuse et enthousiaste que lui font les Français témoigne de la grande popularité du chef de la France libre. Les Américains, qui l’avaient écarté des préparatifs du débarquement, devront s’y résigner : c’est de Gaulle qui incarne désormais la France aux yeux des Français.

L’idée d’une visite officielle du général de Gaulle à Washington renaît à la fin du mois de juin 1944. Churchill avait déjà évoqué cette possibilité avec Roosevelt. Le président américain s’était borné à répondre qu’il n’avait pas d’objection à une telle visite, tout en refusant d’émettre une invitation officielle. Lors d’une rencontre à Alger, le général Georges Vanier suggère à de Gaulle de passer outre l’invitation officielle et de profiter du voyage pour faire un passage au Canada. De Gaulle partira finalement pour l’Amérique au début du mois de juillet. Grâce à l’intervention de Vanier, il obtient une invitation officielle d’Ottawa trois jours avant son départ.

Le chef du Gouvernement provisoire de la République française amorce son périple à Washington le 6 juillet. Des hauts gradés américains l’accueillent à l’aéroport, tels que les généraux Marshall, Arnold et Vandergrift, de même que l’amiral King. On n’y trouve toutefois aucun membre du personnel politique du président américain. Le message de Roosevelt est clair : le général de Gaulle est reçu en tant que militaire et non comme chef d’État(2).

Le général de Gaulle est accueilli à l’aéroport de Washington par le général George Marshall, le 6 juillet 1944.
Ph. US Army / Coll. Archives Larbor

Roosevelt, le secrétaire d’État Cordell Hull et l’amiral Leahy, ancien ambassadeur des États-Unis auprès de Vichy, l’accueillent néanmoins à la Maison-Blanche. En public, le président américain se montre inhabituellement chaleureux à l’endroit de De Gaulle. En privé, Roosevelt admire le patriote, mais se méfie du politicien. Lors d’une conférence de presse, Roosevelt se borne à reconnaître l’autorité civile du général de Gaulle sur la France jusqu’à ce que le peuple français puisse choisir librement son gouvernement. L’attitude du président américain, par ailleurs récemment affaibli par la maladie, tranche avec l’accueil triomphal qu’on réserve à de Gaulle ailleurs aux États-Unis, notamment à l’ambassade de France puis à New York. Fiorello LaGuardia, son maire, est un gaulliste de la première heure.

Le général de Gaulle arrive le 11 juillet à Ottawa. Il a droit à plus d’égards à sa descente d’avion : le premier ministre King l’accueille en chef d’État. Après une conférence de presse en fin de journée, le gouvernement canadien le reçoit pour un dîner officiel servi en son honneur(3). De l’aveu de tous, la journée se déroule admirablement bien.

Charles de Gaulle n’a prévu qu’une visite éclair au Canada. Tôt le matin du 12 juillet 1944, le premier ministre King et son secrétaire d’État Norman Robertson le raccompagnent déjà à l’aéroport. De Gaulle s’adresse une dernière fois à la foule venue l’acclamer. Il affirme que la France sera présente à la victoire, comme elle l’est au combat.

L’avion décolle peu avant 8 h en direction de Québec avec à son bord le général de Gaulle, son représentant au Canada, le commandant Gabriel Bonneau, et des membres de la délégation française à Ottawa. À Québec, le maire Lucien Borne, le ministre libéral provincial Wilfrid Hamel et le docteur André Simard, coprésident intérimaire du Comité France libre de Québec, l’accueillent sous une pluie battante. 

Le maire de Québec, Lucien Borne, le général de Gaulle et le docteur André
Simard, sortant de l’hôtel de ville de Québec, le 12 juillet 1944. La pluie qui avait accueilli le général à son arrivée à Québec semble avoir cessé. 
Archives de Marthe Simard.

Un journaliste de l’Agence France-Presse décrit la réception du chef du GPRF et son passage à l’hôtel de ville dans un article repris jusqu’en Algérie :

Malgré la pluie, la ville était pavoisée à profusion. Les couleurs françaises flottaient sur toutes les maisons. Sur le pas de chaque porte, des femmes et des enfants agitaient des drapeaux et criaient : « Vive de Gaulle ! » À l’Hôtel-de-Ville, le général fut salué officiellement par le maire.

Celui-ci rappela avec émotion que, jadis, des Français avaient voulu construire, à Québec, le premier bastion de la civilisation occidentale en Amérique. Le général de Gaulle répondit qu’il était heureux de se retrouver au cœur du Canada français, pays britannique, mais demeuré fidèle à la Mère Patrie(4).

Dans une pièce voisine, les membres du Comité France libre de Québec, fondé en 1940 par Marthe Simard, peuvent enfin discuter avec l’homme derrière lequel ils se sont rangés au lendemain de l’armistice. On entonne spontanément La Marseillaise. De Gaulle se rend ensuite au domaine Spencer Wood (actuel parc du Bois-de-Coulonge) pour y rencontrer brièvement le lieutenant-gouverneur Eugène Fiset. L’heure du départ approche déjà. De Gaulle doit reprendre l’avion pour Montréal. Dans ses mémoires, l’homme revient sur son passage à Québec : « D’abord, rendant visite à la ville de Québec, je m’y sens comme submergé par une vague de fierté française, bientôt recouverte par celle d’une douleur inconsolée, toutes deux venues du lointain de l’histoire(5). »

Le général de Gaulle s’adresse aux journalistes réunis à l’hôtel de ville de Québec, lors de son passage dans cette ville le 12 juillet 1944. Le docteur André Simard, à droite, l’accueille au nom du Comité France libre de Québec, sa présidente et fondatrice Marthe Simard se trouvant à Alger.
Archives de Marthe Simard.

Une seule ombre assombrit le tableau. Le cardinal Jean-Marie Rodrigue Villeneuve semble éviter le général de Gaulle et brille par son absence. Pourtant, le prélat avait appuyé publiquement le militaire français et accepté de se placer ainsi en contradiction avec une grande partie du clergé catholique canadien-français. On raconte qu’il aurait reçu plus d’une centaine de lettres de membres de l’Église l’enjoignant de ne pas recevoir le général(6). Il aurait voulu épargner les susceptibilités, déjà passablement égratignées par ce que l’on appellera « l’affaire Kotowski », du nom d’un prêtre polonais chargé par Ottawa de produire un rapport sur les mutations de la société québécoise depuis 1939. Ce rapport, diffusé par le Comité français de la Libération nationale au début de 1944, s’était montré extrêmement critique à l’endroit des Canadiens français et de leur clergé et avait contribué à refroidir pendant quelques mois les relations entre le gouvernement canadien et Alger(7).

C’est donc sans avoir eu l’occasion de rencontrer le cardinal Villeneuve que de Gaulle se rend à Montréal, où l’accueille le maire Adhémar Raynault. L’aviation canadienne et un détachement d’aviateurs français à l’entraînement lui rendent les honneurs militaires. À l’hôtel de ville de Montréal, une foule de quelques milliers de personnes acclame le général français. Du haut d’une estrade, de Gaulle déclare : « Aujourd’hui, une même pensée nous anime : la grandeur de la France. Jamais, dans son histoire, la France n’a traversé des heures plus sombres. Mais déjà l’horizon se dore du soleil de la grandeur renaissante. […] En Italie et en Normandie, j’ai vu les beaux et braves régiments canadiens. Ils se battent pour la liberté du monde ; ils se battent pour la libération du peuple français(8). »           

De Gaulle rencontre brièvement le premier ministre Godbout à l’occasion d’un déjeuner à l’hôtel Windsor. L’avion qui doit le ramener à Alger l’attend déjà. Au terme de son passage en sol québécois, il aura passé moins de cinq heures à Québec et Montréal, prononçant cinq discours devant des milliers de personnes venues l’acclamer et serrant de nombreuses mains.

La visite du général de Gaulle au Canada a un double effet au plan diplomatique. D’une part, le chef du GPRF confie au général Vanier sa joie d’avoir été accueilli si chaleureusement par le gouvernement canadien, qu’il invite à réclamer sa place parmi les grandes puissances lors des négociations qui auront lieu après la guerre. D’autre part, le gouvernement canadien adoptera désormais une position officielle plus conciliante à l’endroit du gouvernement provisoire français(9).




1 Sainte-Mère-Église, libérée dans la nuit du 5 au 6 juin, revendiquera aussi ce titre.

2 Raoul Aglion, « Les États-Unis face à la France Libre », Espoir, n° 99, Fondation Charles de Gaulle, novembre 1994.

3 Éric Amyot, Le Québec entre Pétain et de Gaulle. Vichy, la France et les Canadiens français 1940-1945, Montréal, Fides, 1999, p. 315-316.

4 Fonds Marthe Simard. Coupure de presse : « Québec et Montréal ont fait au général de Gaulle un émouvant accueil », La Dépêche algérienne, 14 juillet 1944, p. 1-2.

5 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. II. L’unité. 1942-1944, Paris, Plon, 1956, p. 241 à 243.

6 Archives du ministère des Affaires étrangères et Européennes, série guerre 39-45, sous-série Alger, vol. 1246. Télégramme de Gabriel Bonneau à René Massigli, 13 août 1944.

7 Auguste Viatte, D’un monde à l’autre… Journal d’un intellectuel jurassien au Québec (1939-1949). Vol. 1 : Mars 1939-novembre 1942, édité et présenté par Claude Hauser, Québec, Paris et Courrendlin, Les Presses de l’Université Laval, L’Harmattan et Éditions Communication Jurassienne et Européenne, 2001, p. 189.

8 Fonds Marthe Simard. Coupure de presse : « Québec et Montréal ont fait au général de Gaulle un émouvant accueil », La Dépêche algérienne, 14 juillet 1944, p. 1-2.

9 Dale C. Thomson, De Gaulle et le Québec, Saint-Laurent, Éditions du Trécarré, 1990, p. 94.

Frédéric Smith