Au cours des dernières décennies, peu d’armées furent autant analysées que la Wehrmacht. Ce sont d’ailleurs ses maréchaux qui furent parmi les plus scrutés. Or, des zones d’ombres subsistent quant à leurs activités guerrières et criminelles. C’est justement à ces zones que s’attaquèrent les biographies suivantes en se penchant sur trois des feld-maréchaux les plus connus de la Seconde Guerre mondiale : Erwin Rommel, Erich von Manstein et Walter Model.
Lemay, Benoît. Rommel. Paris, Perrin, 2009. 528 pages.
Dans cet ouvrage, l’historien québécois Benoît Lemay aborde la vie de Johannes Erwin Eugen Rommel. Même s’il s’agit d’un des militaires les plus connus du XXe siècle, une relecture de sa carrière s’imposait. C’est que son image fut tant instrumentalisée par les nazis et les Alliés qu’il fut tour à tour dépeint comme un soldat apolitique, un résistant et un nazi!
Utilisant des fonds d’archives allemands et américains ainsi que l’abondante correspondance que Rommel tint avec sa femme, Lemay avance une thèse fort simple: Rommel n’était pas un nazi et encore moins un résistant. Il était un carriériste narcissique qui soutint le IIIe Reich pour assurer son ascension sociale.
Ce livre renseignera ses lecteurs sur la jeunesse de Rommel et sa participation à la Grande Guerre où il s’y distingua en recevant la prestigieuse médaille Pour le mérite. Retenu au sein de la Reichswehr malgré l’absence d’une formation d’état-major, il devint directeur d’une école militaire. Il accueillit avec enthousiasme l’arrivée d’Hitler au pouvoir et le rencontra dans le cadre de ses fonctions. Le Führer vit en lui, un homme blond aux yeux bleus, un spécimen de « l’homme nouveau ». Il décida ainsi, sans l’assentiment de l’OKH, de confier à ce soldat d’infanterie la 7e Panzerdivision avec laquelle il s’illustrera en France en 1940.
Dès lors, l’ascension de Rommel était assurée ; il devint l’officier favori du Führer et l’instrument de propagande de prédilection de Goebbels. Non seulement ce soldat intrépide était issu du peuple, mais son côté narcissique le poussait à devenir une bête médiatique. Sa carrière dépendait en grande partie du dictateur et il le savait.
Le livre aborde ensuite l’épopée africaine de Rommel qui, à la tête de l’Afrikakorps, accumula des victoires sous un climat accablant et malgré les difficultés de ravitaillement. Retiré de ce front en difficulté afin de préserver le héros national dont tant de panégyriques avaient consacré l’invincibilité, on revoit Rommel comme responsable des défenses du mur de l’Atlantique et lors du débarquement de Normandie.
Peu après, l’opération Walkyrie fut lancée. Selon l’enquête de Lemay sur l’engagement de Rommel dans ce complot visant l’assassinat d’Hitler, celui-ci n’était pas partie prenante de la conjuration. Le feld-maréchal n’était pas un résistant : il ne désira jamais l’élimination du Führer et ce dernier conserva jusqu’à la fin le respect de son homme lige. Cependant, certains comploteurs l’impliquèrent dans l’opération Walkyrie. Après l’échec de la conjuration le régime lui donna deux choix : un procès assorti de l’inévitable condamnation à mort puis de la déportation de sa famille ou un suicide et des obsèques nationales. Rommel choisit la seconde option.
En somme, Lemay considère que ce soldat fut un véritable thaumaturge de la guerre mais qu’il avait sciemment fait le choix de suivre son Führer tant que cela servait ses intérêts. Volontairement aveugle aux crimes du régime nazi, il confondit patriotisme avec complicité criminelle. Rommel est une excellente monographie et l’on a prisé l’écriture accessible de Lemay et le soin particulier porté à la facture visuelle (l’ouvrage compte plusieurs cartes géographiques). Bref, il s’agit d’un livre qui plaira aux amateurs d’histoire militaire.
Lemay, Benoît. Erich von Manstein. Le stratège d’Hitler. Paris, Perrin, 2006. 557 pages.
Cette mise en publication de la thèse de doctorat de Lemay est un intéressant pavé portant sur le « meilleur cerveau opérationnel de la Wehrmacht ». Erich von Manstein était prédestiné à devenir ce grand stratège que jalousaient des collègues tels que Keitel, Halder et von Brauchitsch. Son père était un général, son père adoptif un lieutenant-général et son oncle n’était nul autre que le feld-maréchal Hindenburg.
Il fut admis dans la vingtaine à la prestigieuse Kriegsakademie mais sa formation fut interrompue par la Grande Guerre. Il en sortira avec une croix de fer 1re classe et l’ordre de la maison des Hohenzollern. Après la défaite, il fut retenu dans la Reichswehr où il participa à l’élaboration du réarmement allemand entre 1935 et 1938. Il proposa même le concept de Sturmgeschutz (« canon d’assaut »).
Mais il bâtit surtout sa réputation au niveau de la planification d’opérations militaires. Non seulement il rédigea des ordres pour l’Anschluss mais l’opération Fall Weiss (le plan visant à envahir la Pologne) fut en grande partie son œuvre. Mieux encore, on lui doit le célèbre Sichelschnitt (le « coup de faucille ») qui terrassa la France en 1940 en prenant au piège 1,7 million de soldats alliés. Ce dernier exploit fit de lui une figure légendaire parmi les officiers d’état-major : on le surnommait le « Schlieffen de la Seconde Guerre mondiale ».
L’historien aborde ensuite les grandes manœuvres de Manstein en sol soviétique. Ce dernier prenait ses décisions rapidement, sans avis extérieur. Il était audacieux et imaginatif. Hitler disait de lui qu’il avait un cerveau particulièrement intelligent et un grand talent opérationnel. Lemay explique d’ailleurs fort bien ce qu’était la spécialité de Manstein, à savoir l’art de « l’attaque en retour » (la contre-attaque à revers menée dans une situation de défense stratégique). Son important rôle dans la tragédie de Stalingrad et dans l’opération Zitadelle est bien explicité.
Cet homme était aussi vaniteux, prétentieux et avide d’honneur. Son ambition, son antislavisme, son antimarxisme et son antisémitisme lui firent perdre tout sens moral dans la steppe russe. Non seulement il ne s’opposa guère au régime nazi, mais il accomplit pour lui moult crimes en URSS. Manstein servit le IIIe Reich jusqu’à la fin et refusa de faire partie de la conjuration du 20 juillet 1944. C’est l’une des forces de ce livre : on sent que l’auteur admire le militaire mais n’en oublie pas moins la médiocrité morale de l’homme. Le livre se termine par le procès pour crimes de guerre de Manstein. Il fut condamné d’ailleurs d’une partie des accusations pesant contre lui.
Ce livre constitue une merveilleuse étude de ce que fut le « stratège d’Hitler » : un artiste de la guerre dont l’obéissance, la loyauté et l’ambition le conduisirent à participer à une guerre criminelle.
Feldmann, Daniel. Le maréchal Model. Le « pompier » de Hitler. Paris, Perrin, 2022. 414 pages.
Cet ouvrage a la distinction d’être la première biographie, en langue française, consacrée au Generalfeldmarschall Walter Model (1891-1945). Il débute par la jeunesse de ce dernier. Né en Prusse d’un père instituteur, sa famille ne favorisait guère le métier des armes. Pis, le petit Walter était de constitution si fragile qu’il était dispensé de gymnastique. Rien ne le prédisposait à devenir soldat. Or, après son baccalauréat, il rejoignit le 52e régiment d’infanterie.
Il participa ensuite à la Grande Guerre et fut décoré. En 1917, il devint un officier d’ordonnance à l’état-major général de l’armée de terre (OHL). Bizarrement, il n’eut jamais l’occasion en quatre ans de guerre de mener un combat à la tête de ses troupes; il n’était pas un Frontkämpfer (soldat du front).
Il fut pourtant sélectionné dans la nouvelle Reichswehr où il poursuivit sa carrière avec distinction. Doué, il n’était pas pour autant considéré comme aussi brillant qu’un von Manstein. Du point de vue humain, il était abrasif, froid, sarcastique et souvent irrespectueux envers ses subordonnés créant ainsi une animosité pérenne à son endroit. C’est pourquoi on le surnommait le « cochon du front ».
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, Model se retrouva en Pologne où il signa des ordres délictueux. Mais sa carrière prit véritablement son essor lorsqu’il prit la tête de la 3e Panzerdivision. C’est avec cette unité qu’il entrera en URSS et laissera sa marque. À l’instar de Rommel, cet énergique commandant dirigeait ses troupes près du front tout en calculant les risques : il était souvent à portée de canon et non à portée de fusil.
Excellent tacticien, il était aussi peu économe du sang de ses soldats. Pour lui, la fin justifiait les moyens. C’était aussi un criminel de guerre dont les ordres entraînaient des conséquences catastrophiques pour les civils et prisonniers de guerre soviétiques. Les actions honteuses que le Sonderkommando 7a accomplissait dans son secteur le laissait aussi de glace. En 1943, l’URSS le considérait déjà comme un criminel de guerre.
Model était non seulement un militaire nazifié mais aussi un intrigant qui se rapprocha des Goebbels, Göring, Dönitz et Speer afin d’obtenir des avantages. Il nuisait également sciemment à ses collègues en détournant des unités et en refusant d’en céder malgré les ordres reçus. Lorsqu’il savait qu’il avait à rétrocéder une unité, il épuisait celle-ci au front afin d’en soutirer le maximum. Tant pis pour sa prochaine affectation!
À partir de 1943, le Führer se servit de Model tel un pompier; on l’envoyait où le front brûlait. Il réussissait généralement à rétablir le front mais jamais durablement. Pour Feldmann, c’était l’épuisement mécanique qui stoppait les Soviétiques bien plus que les actions de Model. L’historien démontre aussi que Model n’était pas à l’aise dans toutes les situations; il n’était pas un grand stratège et était à son meilleur lorsqu’il dirigeait une division et non un groupe d’armées.
À la veille de la chute du IIIe Reich, Model se suicida sur le front de l’Ouest. Inculpé par l’URSS pour crimes de guerre et complicité dans la mort et la déportation de milliers de personnes, il n’avait rien à attendre de la justice d’après-guerre. Ainsi prit fin l’épopée du pompier d’Hitler.
Bien que captivant, ce livre n’est point parfait. On aurait apprécié que Feldmann explique mieux ce qui faisait de Model un excellent tacticien. Le maréchal Model est cependant un livre agréable à lire. On a aussi aimé que l’auteur explicite ce que représentait diriger un corps d’armée, une armée et un groupe d’armées; peu de livres le font. Bref, il s’agit d’une excellente biographie.
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