Christophe Collet
Président
Association Westlake Brothers Souvenir
Quatrième cérémonie : Royal Canadian Horses Artillery Monument, Kingston, le 25 juillet 2011
Sur le chemin qui nous mène à Montréal depuis Toronto, nous faisons une halte commémorative à Kingston pour une cérémonie présidée par le major-général Addy.
Peu de monde, mais on a la présence de l’arrière-petit-neveu des Frères Westlake qui, quelques minutes avant le début de la commémoration, nous montre un document bouleversant : le télégramme annonçant la mort de George Westlake… Nous découvrirons à l’issue de la cérémonie d’autres documents.
Un vétéran en retrait refuse de venir plus en avant et préfère s’éloigner finalement, emportant avec lui, comme un trésor inespéré, un galet ramassé sur une des plages du secteur Juno que nous lui offrons…
La maîtresse de cérémonie a 19 ans, le plus jeune à parler est âgé de 12 ans…
Reste le souvenir d’une pluie fine qui rafraîchit l’atmosphère, mais alourdit les cœurs…
Extrait :
« Quels mots pour exprimer ce qui ne peut être dit, pour dire malgré tout ce débordement d’émotions et de sentiments, cette admiration sans limites, le respect infini que j’ai pour toi? Je ne sais pas…
Toi qui m’as sauvée, toi qui m’a donné la liberté et qui a fait de notre monde une terre paisible.
Toi qui aurais donné ta vie pour moi, pour nous tous. Et toi, qui l’as donnée parfois et qui dors dans nos cimetières de France avec tes milliers de compagnons.
Comment te remercier? Je ne sais pas…
Tu as connu des souffrances que je ne peux imaginer… La peur au ventre chaque jour, durant ces mois interminables, la torture d’être loin de tes proches, sans savoir si tu allais ou non les revoir un jour…
Toutes souffrances infligées, reçues, me bouleversent, tu sais… Chaque fois que je pense aux horreurs commises durant cette période noire de notre Histoire, chaque fois que je repense à ce que tu as fait et subi pour nous, ma gorge se serre et je sens les larmes qui montent sans pouvoir les retenir.
La guerre… La guerre… Quelle abomination!!! Ces milliers et ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, civils ou soldats tués pour la volonté d’un seul, la volonté d’un fou… J’ai tellement honte des hommes!!!
L’humain a détruit l’humain. Triste vérité, honteuse évidence. Celle qui nous blesse et nous entaille de tous les côtés ; celle qui n’a pas de pitié et lacère tous les instants de bonheur.
J’aurais tant voulu que tout cela ne soit qu’un mauvais rêve.
Mais tu en sais plus que moi, toi qui as vécu ce cauchemar…
Moi, je n’ai rien vécu d’autre que ma vie de jeune femme libre dans un pays en paix ; grâce aux sacrifices d’hommes comme toi, désormais, nos jours sont heureux dans une Europe unie.
Tu es mon héros, celui qui m’a sauvé la vie. Je ne peux que t’offrir ces quelques mots et mes pensées, mais en vérité, rien ne saurait racheter la dette que j’ai contractée.
Ce que je peux néanmoins te promettre, c’est de ne pas oublier, de tout faire pour que cette horreur ne recommence jamais, que personne ne revive un jour ce calvaire.
Nous jeunes du Canada et de France, jeunes membres de l’association Westlake Brothers Souvenir, engageons nous, ici et maintenant, à rester digne dans nos vies de tant de sacrifices. Oui, engageons-nous !
Nous nous souviendrons. »
Cinquième cérémonie : Plaque mémoriale du régiment des Fusiliers Mont-Royal, Manège militaire des Fusiliers Mont-Royal, Montréal, le 26 juillet 2011
Il fait toujours chaud… Peu de monde encore une fois, quelques membres de l’association des Fusiliers Mont-Royal, Pierre Vennat, historien du Régiment et voilà tout. Mais la cérémonie est belle et solennelle. Le maître de cérémonie a bientôt 17 ans, il est le plus jeune à parler. Nous ne concevons que peu de frustration devant le peu d’intérêt que notre cérémonie suscite. Le Devoir de Mémoire est avant tout une question d’état d’esprit et nos jeunes sont habités par la volonté d’honorer quel que soit l’auditoire ou le manque d’auditoire…
Extrait :
« Sur le flanc droit Varengeville et Pourville. Sur le flanc gauche Berneval et Puys ; au centre Dieppe… La Normandie déjà…
Le 19 août 1942, à 5 heures du matin, 50 rangers américains, 16 Français de la France Libre, un millier de commandos britanniques et 4963 soldats canadiens s’élancent des péniches de débarquement qui les ont amenés d’Angleterre pour les déposer au milieu d’un déluge de fer et de feu sur des plages de galets que surplombent des falaises.
C’est un carnage qui s’abat alors sur ces hommes, une tuerie qui commence et ne s’achèvera que 8 heures plus tard à l’issue d’un rembarquement désespéré.
En quelques heures 3400 hommes sont tombés, tués ou faits prisonniers.
Seuls 2 711 Canadiens parvinrent à revenir au Royaume-Uni, dont 607 blessés : 28 d’entre eux succomberont sur le chemin du retour…
Pour la première fois depuis la Première Guerre mondiale, des soldats canadiens sont morts sur le sol de France pour ne jamais se relever : parmi eux les hommes des Fusiliers Mont-Royal paieront le plus lourd tribut : sur les 584 soldats des FMR partis d’Angleterre, seuls 60 sont revenus de la plage…
Verrières, la ferme de Beauvoir, celle de Troteval… La Normandie encore…
Du 20 au 24 juillet 1944, au sud de Caen, des combats terribles vont voir jusqu’à 27 régiments canadiens affronter les forces allemandes, dont 7 divisions blindées, retranchées sur les hauteurs de Verrières… Le carnage dure quatre jours… Verrières est finalement libéré, les deux fermes conquises dans le sang et la peur ; on s’y sera battus au corps à corps, à la baïonnette, dans la boue des pluies d’été, dans la nuit et les cris. Au total 440 Canadiens tomberont…
Parmi eux, ceux du régiment des Fusiliers Mont-Royal paieront encore une fois le plus lourd tribut : 150 ne se relèveront pas…
69 ans sont bientôt passés depuis le Raid de Dieppe, 67 depuis les combats désespérés de Beauvoir et Troteval qui constituent qu’on le veuille ou non notre histoire récente.
Soldats canadiens, Hommes des Fusiliers Mont-Royal, vous avez ouvert la voie de l’espoir à Dieppe, vous avez offert paix et liberté à Beauvoir, à Troteval…
Vous avez couru, vous êtes tombés, certains seulement se sont relevés… Mais vous n’avez pas reculé, vous n’avez pas renoncé…
Hommes des Fusiliers Mont-Royal, hommes de bonne volonté, par votre courage, vous avez donné vie, des dizaines d’années plus tard, à une génération de jeunes gens qui refuse de se laisser aller à l’oubli ; nous sommes les enfants que vous n’imaginiez pas.
Hommes des Fusiliers Mont-Royal, hommes de bien, l’insulte faite à votre jeunesse, à vos vies démontre à quel point la démocratie est fragile, à quel point il nous appartient à tous, citoyens d’aujourd’hui et de demain de tout mettre en oeuvre pour la défendre.
Ainsi, il ne nous reste plus qu’à en tirer la nécessaire leçon et nous rendre l’évidence : notre liberté a un prix, celui des larmes et du sang d’hommes et de femmes qui, volontaires et déterminés, nous offrirent leurs vies pour nos vies.
Alors, sachons en être dignes et construisons notre avenir dans le souvenir vigilant de ces temps de fer et de feu. C’est à ça que doit servir le Devoir de Mémoire : se souvenir pour mieux construire.
À jamais, nous nous souviendrons. »
Sixième cérémonie : Monument Franco-Canadien, Parc Lafontaine, Montréal, le 26 juillet 2011
La cérémonie est présidée par le major-général Alain Forand du Royal 22e Régiment. Le Consul Général de France est présent, ainsi que les membres de la Fédération des Anciens Combattants de Montréal. La maîtresse de cérémonie a 14 ans. Le plus jeune à lire est âgé de 11 ans… Le Consul Général de France, M. Bruno Clerc, nous fait l’honneur de sa présence.
L’orage gronde, le vent se lève, mais ne perturbe pas cette cérémonie si particulière et si chère à nos cœurs par la grâce de la présence d’un ami que nous aimons tendrement : Gilbert Boulanger, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, mitrailleur sur un bombardier de l’escadrille 425 Alouettes. Il incarne ce supplément d’âme, ce merveilleux humaniste qui doute de la bonté d’une humanité souffrante, mais qui trouve dans le regard de nos jeunes un surcroît de courage pour y croire malgré tout. Nous rendons hommage au cours de cette cérémonie à cet homme et à trois de ses camarades, Bill Ross, Bud Hannam, Gérard Chartrand, qui sont nos repères, nos espoirs en l’Homme… Et qui sont nos amis pour la vie, mais aussi dans la mort, puisque l’un d’entre eux, Gérard, nous a quittés l’an passé.
Extrait :
« Nous portons dans nos cœurs le sacrifice de milliers d’hommes et de femmes qui nous offrirent leur jeunesse contre notre jeunesse, parfois leur vie contre nos vies… sans contrepartie.
Nous portons dans nos vies la joie immense, l’infini bonheur d’en connaître quelques-uns qui nous offrent le rare privilège de leur signifier, par une embrassade, un mot timide et empreint de toute la reconnaissance du monde, notre affection et notre admiration. Ils sont nos repères, notre amer dans une vie que nous construisons à l’ombre des tombes blanches de leurs camarades qui dorment à jamais dans nos cimetières de Normandie.
Ils sont 4, 4 hommes de bien qui, un jour, décidèrent que leur jeunesse devait servir une cause plus grande que leur vie.
Il y a toi Gilbert… T’en souviens-tu? Tu parles dans la nuit fraîche d’un été qui s’annonce. Tu es allé saluer tes camarades, abandonnant à la mer une fleur des champs… tandis que la Maison des Canadiens veille sur toi, vigilante.
Tu parles doucement. La nuit est chargée d’une intense tristesse. Les adolescentes et adolescents ont récité des poèmes d’espoirs vers la marée montante, et les mots se sont perdus dans le bruit des vagues, les mêmes bruits, les mêmes caresses de la mer sur le sable qui, il y a 67 ans, était couvert de sang d’agonisants cherchant refuge vers la silhouette de cette maison.
Ces poèmes dans cette nuit noire te troublent encore.
Tu chancelles. Tu vois, tu entends les vagues noyer tes espoirs.
Et nous sommes suspendus à ces mots qui disent ta douleur et ton désespoir. Les visages ravagés de tristesse, nos cœurs sont déchirés par cette fêlure qui te porte soudain.
Tu nous avoues ton échec et ta désespérance devant l’injustice d’un Monde cruel et égoïste que tes sacrifices et ceux de tes camarades n’ont pu empêcher de renaître.
Et nous n’avons que nos larmes pour te répondre, pour te dire que nous sommes là pourtant, dans cette nuit qui s’avance, prêts à nous engager à faire de nos vies des existences dignes de tant de douleur et de souffrances, prêts à relever le défi insensé de faire de ce monde un monde meilleur, dans le souvenir de vos vies bafouées.
Dis-moi Gilbert, t’en souviens-tu?
Il y a toi Bill. T’en souviens-tu? Il fait chaud, alors que le Soleil doucement s’apprête à se coucher sur les champs de blé vert encore, à la sortie d’Anguerny, juste à côté du calvaire qui t’accueillit un soir de juin.
Tu te lèves, au milieu d’une cohue indescriptible, soutenu par des bras rassurants et protecteurs. Tu avances doucement, dans l’accumulation des ans, appuyé sur ta canne…
Ta main tâtonne et peine à trouver le tissu qui recouvre la plaque. Finalement, des doigts amis agrippent la feuille d’érable qui tombe enfin au sol dans un bruit d’applaudissement timide.
Ton regard douloureux tombe alors sur ton nom gravé dans le métal.
Tu prends la parole. Ton français d’anglophone résonne alors, il évoque et remercie des cœurs attendris, éperdus d’émotions à peine contenues… Et tu parles encore… Les mots se perdent au-delà de tout…
Tu es loin… si loin… Tu es jeune et tu as peur. Tes amis sont près de toi et tous s’enterrent au pied de ce calvaire comme un refuge, pour vivre un jour de plus dans ce brasier de haine déchaînée depuis le matin.
Et nous respirons à peine, laissant ta voix fragile et hésitante nous pénétrer…
Et Last Post achève de nous asphyxier… Un chant va se briser bientôt, dispersant les éclats de sa voix aux quatre coins de nos cœurs…
Dis-moi Bill, t’en souviens-tu?
Il y a toi Bud. T’en souviens-tu? La fraîcheur est tombée alors que le Soleil s’endort. Au milieu de ces jeunes silencieux et attentifs, tu racontes ta guerre, la tragicomédie d’un moment où tout bascule, où la folie des Hommes rencontre l’absurdité du Monde.
Multipliant les anecdotes, tu racontes ces instants volés à ta jeunesse, dans cette école devenue infirmerie, entre ces murs consolateurs, où l’homme souffrant cherche réconfort et raison d’espérer… Tu racontes ta peine, tes douleurs, celles des autres, ces plaies du corps et de l’âme qu’il faut panser dans l’urgence d’un temps de fer et de feu…
Tu racontes aussi les joies simples d’une comédie humaine où le pire n’est jamais une fatalité, où sourire reste la meilleure des médications.
Et puis soudain, ta voix se fait sourde, rauque et hoquetante, elle se fêle et s’étoile comme un impact violent sur un lac gelé.
La petite fille de 13 ans gît dans tes bras… Blessée cruellement, corps exsangue et brisé, tu n’as pu trouver la veine pour lui offrir, ne serait-ce qu’un répit ou même la vie.
Et 67 ans plus tard, tu la cherches encore cette veine, dans le récit douloureux de la mort d’une enfant, une petite civile de Normandie, innocente et pure comme on l’est forcément à cet âge où la vie s’ouvre à peine sur une existence en devenir.
Et tu pleures, tu ne peux continuer à dire plus avant.
Et nous restons sans voix, éperdus de reconnaissance pourtant, incapables de te dire combien nous sommes fiers, à quel point nous t’aimons. Nous sommes tes enfants, nés de tes sacrifices et de ton courage.
Et tu pleures encore la petite fille de Basly en Normandie, celle qui te fit comprendre soudain l’horreur d’un temps de folie furieuse.
Dis-moi Bud, t’en souviens-tu?
Il y a toi Gérard. T’en souviens-tu? Tu parles doucement. Il fait chaud dans l’école qui te reçoit. Les petits qui t’écoutent veulent comprendre une histoire lointaine qu’ils sentent confusément si proche pourtant.
Les questions juvéniles et naïves se succèdent. Et tu réponds avec patience et calme : interrogations décalées, mais emplies de la fierté de te parler.
Ton regard se voile parfois d’un film de douleur contenue.
Tu racontes…
Il y a fort longtemps, tu as foulé les routes de nos campagnes, les rues de nos villages au nom de la liberté. Tu as tremblé de peur et de froid. Tu as enduré des chaleurs excessives et les froids les plus intenses, tapi au fond d’une tranchée de fortune.
Tu as brandi ton fusil et tu as tiré. Et tu as tué à contrecœur des hommes que tu ne connaissais même pas. Tu as regardé mourir, dans des souffrances atroces, tes meilleurs amis. Tu as pleuré à maintes reprises en pensant ne plus jamais revoir ta famille que tu aimais tant.
Mais malgré tout cela, tu as continué à avancer et à croire à la liberté. Tu as continué de lutter, car tu as vu le bonheur dans les yeux de tous ces gens que tu libérais.
Ainsi, tu parlais aux enfants dont les yeux s’enfiévraient de curiosité et d’admiration.
Dis-moi Gérard, t’en souviens-tu? Toi qui nous as quittés il y a quelques mois pour rejoindre ta femme adorée?
Gilbert Boulanger, mitrailleur de l’escadrille “Les Alouettes”, Bill Ross et Gérard Chartrand, tous deux fantassins, l’un des Queen’s Own Rifles of Canada, l’autre du régiment de Maisonneuve, Bud Hannam, infirmier…
Quatre hommes pour des milliers d’autres ; anglophones, francophones, qu’importe!! Pour nous autres Normands éperdus de reconnaissance, vous êtes nos sauveurs canadiens, vous êtes ce cœur énorme comme une feuille d’érable, qui fit de nous des hommes et des femmes libres dans un pays pacifié.
Vous êtes notre famille, à jamais.