Par Sébastien Vincent

Extrait du mémoire de maitrise intitulé La campagne de libération de l’Europe de l’Ouest (6 juin 1944 – 8 mai 1945) à travers les récits autobiographiques et les romans publiés par des combattants québécois francophones, Département d’histoire, Université du Québec à Montréal, 2007. Ce mémoire constitue la pierre d’assise de son plus récent ouvrage intitulé Ils ont écrit la guerre (VLB, 2010).

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Depuis trois décennies, en France notamment, une approche en particulier connaît un véritable essor institutionnel, éditorial et populaire : l’histoire culturelle. Dans une synthèse consacrée aux enjeux de cette histoire, Philippe Poirrier souligne l’importance que cette approche accorde aux représentations, aux témoignages individuels des gens ordinaires. Il soutient que « l’un des domaines les plus profondément renouvelés par l’histoire des sensibilités est incontestablement celui de l’histoire de la guerre. La Première Guerre mondiale a été le principal laboratoire pour la mise en oeuvre d’approches en terme de culture de guerre »1. L’auteur précise que « cette approche culturelle de la guerre constitue un renouvellement profond de l’historiographie de la Première Guerre mondiale et traduit le retour sur la scène historiographique d’une période qui était de moins en moins parcourue par les jeunes chercheurs »2.

La culture de guerre, notion apparue au début des années 1990 à la suite de deux colloques organisés en France, l’un à Nanterre, l’autre à l’Historial de Péronne, se définit comme étant un « corpus de représentations du conflit cristallisé en un système donnant à la guerre sa signification profonde […] »3. Elle s’intéresse particulièrement à la commémoration ainsi qu’à « la formation de l’opinion publique et des imaginaires sociaux, à la construction de la figure de l’ennemi, à l’accommodation face à la violence, à la gestion individuelle et collective de la souffrance, de la mort et du deuil […] »4. La culture de guerre analyse les sociétés européennes face à la guerre, en particulier l’Homme dans son rapport au conflit tant au front qu’à l’arrière. Elle se fonde sur une approche institutionnelle et muséale comparatiste (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie et Russie). Cela conduit à brouiller les spécificités nationales, en devenant la seule culture commune aux belligérants. C’est là une critique formulée à l’égard de la notion de culture de guerre. En effet, ne devrait-on pas plutôt parler des cultures de guerre propres à chaque pays, considérant que chaque belligérant a défendu sa patrie en fonction de vision du monde et de vécu de guerre quelque peu différents?

Cela dit, les chercheurs explorent de nouvelles avenues offrant une lecture résolument culturelle du conflit. Comme le démontre l’Encyclopédie de la Grande Guerre5 chapeautée par les historiens de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne6, des sources encore inexploitées sont désormais mises à contribution telles le contrôle postal des régiments, les films, les chansons et les témoignages de combattants. De passionnantes avenues de recherche se développent : la question centrale du moral et du consentement des combattants7, les interventions humanitaires, le sort des prisonniers et celui des enfants, les pratiques religieuses des soldats, les formes de deuil et de commémoration ainsi que le domaine des imaginaires de guerre font l’objet de publications8.

Ces travaux reposent sur des assises historiographiques importantes. Ils s’inspirent plus ou moins directement des analyses produites durant les années soixante dix par Jean-Jacques Becker portant sur l’opinion publique9 et de ceux d’Antoine Prost sur les mentalités des anciens combattants français de la guerre 14-18 et le rôle de la commémoration10. Sur la psychologie des combattants à travers l’histoire, les travaux pionniers d’André Corvisier demeurent incontournables. Dans la longue durée, l’historien étudie entre autres la violence, la science et l’art militaire en temps de guerre ainsi que le rôle des conflits et des armées dans la formation de l’État, le moral des combattants et leur rapport à la mort11.

Le changement de perspective historiographique insufflé par la notion de culture de guerre doit aussi beaucoup à l’historien anglo-saxon John Keegan qui, dans The Face Of Battle (1976), a remis en cause la rhétorique du récit de bataille traditionnel tirant ses origines des textes grecs. Répandu en histoire militaire depuis le XIXe siècle, le récit de bataille traditionnel privilégie le point de vue opérationnel et stratégique en abordant les faits et gestes du haut commandement ainsi que les grands mouvements de bataillons. Sa principale caractéristique, rappelle Keegan, est de présenter la guerre « d’en haut » à partir de concepts abstraits tels la victoire et la défaite12. Cela a pour effet d’omettre les faits matériels et psychologiques des hommes au combat. En plaçant ces derniers au centre de son analyse de la bataille d’Azincourt, de Waterloo et de La Somme dans The Face Of Battle, l’historien montre combien le soldat lutte pour sa survie dans un environnement instable, irrationnel, dangereux et chaotique qui lui fait percevoir le champ de bataille « d’en bas », à une échelle réduite à sa guerre.

Victor Davis Hanson applique la pensée de Keegan à la bataille d’infanterie de la Grèce classique dans un ouvrage traduit en français en 199013. Son analyse porte sur l’équipement, la formation, le moral et la violence vécue et infligée par le fantassin grec. Davis Hanson montre que les Grecs ont inventé le principe de la « bataille décisive », soit un face-à-face direct, intense et limité dans le temps entre deux groupes politiques distincts dont l’issue peut influencer la suite de la guerre, voire la destinée d’une civilisation14. L’historien soutient que le mode de combat grec a traversé les époques, devenant le noyau du modèle occidental de la guerre. Les batailles demeurent cependant l’apanage d’individus dont l’historien doit tenir compte dans son analyse, plaide Davis Hanson.

Dans la foulée des travaux de Keegan et de Davis Hanson, s’inscrivent ceux de Paul Fussell, un vétéran américain de la Seconde Guerre mondiale devenu professeur de littérature à l’Université de Pennsylvanie. Dans À la guerre, Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale15, Fussell explore, à partir de témoignages publiés par des combattants, les stéréotypes liés aux ennemis rencontrés par l’Armée américaine et leur influence sur les troupes et les civils. Il se penche aussi sur l’entraînement, les blessures et les privations des soldats américains et des populations pendant la guerre. Plus récemment, il a étudié le quotidien des fantassins de l’Armée américaine durant la campagne de libération de l’Europe de l’Ouest16.

D’autres travaux s’inspirent du concept de brutalisation développé par George Mosse17. Le concept fait référence à la manière dont la Grande Guerre a rendu brutaux ceux qui y ont participé ou du moins une partie d’entre eux. Le concept ouvre la voie à l’analyse du déchaînement des nationalismes et de la tuerie de masse du XXe siècle à travers ce que Mosse nomme le « mythe de la guerre » et celui du « soldat volontaire », sorte de héros issu du XIXe siècle. Ces mythes s’expriment notamment dans la mémoire déformée et idéalisée du combat, le culte quasi-religieux du soldat viril, les représentations scatologiques mises en oeuvre pour salir l’ennemi et les formes d’exorcisme de la défaite. George Mosse rappelle que l’expérience volontaire de la guerre a pu être idéalisée en une aventure extraordinaire et glorieuse de régénération individuelle et nationale. Le thème de l’engagé volontaire met notamment en valeur la fraternité entre soldats, l’aspiration à une vie constructive et la virilité dont les attributs physiques et moraux se résument à la force, le courage, le sang-froid et le sens de l’honneur18.

S’inspirant des travaux de Mosse, Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, co-directeurs de l’Historial de Péronne et auteurs de 14-18, Retrouver la guerre, insistent sur la nécessité de considérer la violence infligée entre belligérants et subie par les populations civiles. Selon eux, « négliger la violence de guerre, c’est écarter un peu vite de son chemin tous ceux qui -en nombre croissant aux XIXe et XXe siècles- ont traversé cette épreuve considérable »19. La violence, dont les ondes se sont répercutées dans le second conflit mondial, constitue en effet une expérience marquante, voire traumatisante pour ceux l’ayant subie ou infligée. Le fait de l’aborder redonne la primauté à l’étude de la bataille prônée par John Keegan et ramène à une histoire du corps entamée récemment avec la parution du triptyque Histoire du corps20. Par ailleurs, l’ouvrage La violence de guerre (1914-1945) propose une approche comparative de la violence entre les deux conflits mondiaux. Il analyse plus particulièrement « l’imaginaire de la violence et les systèmes de représentation et tente de mettre en évidence des temporalités spécifiques qui ne sont pas forcément celles de la guerre elle-même : la violence anticipée (par exemple les constructions réciproques de la figure de l’ennemi), la violence vécue ou infligée, la violence subie ou observée. Il se centre sur les acteurs de cette violence […] »21.

L’étude de la violence de guerre fondée sur les travaux de George Mosse trouve un écho à l’extérieur de la France. Dans L’Armée d’Hitler, l’historien israélien Omer Bartov s’intéresse à l’apprentissage collectif de la violence de masse des soldats de la Wehrmacht sur le front de l’Est. Plus spécifiquement, il veut savoir comment l’armée allemande est devenue l’armée d’Hitler; comment cette armée de masse est devenue une troupe militante et criminelle. Son approche porte sur la troupe plutôt que vers le commandement, elle analyse l’expérience vécue davantage que la conduite des opérations dans une perspective culturelle et sociale où s’entremêlent l’expérience militaire, les attitudes politiques et les motivations idéologiques22.

Comme on le constate, les historiens délaissent progressivement depuis trois décennies l’approche strictement stratégique, politique et diplomatique de la Grande Guerre au profit d’une approche axée sur le social et le culturel. Leurs travaux abordent spécifiquement le vécu et les représentations des soldats, acteurs des champs de bataille, et de l’arrière. L’approche « par le bas » s’inspirant des travaux d’André Corvisier, de John Keegan, de Victor Davis Hanson, de Paul Fussell et de Georges Mosse pour ne nommer que ceux-là, propose de nouveaux modèles d’interprétation qui enrichissent l’histoire politique et sociale de tout conflit. Désormais, les chercheurs, qui ne sont pas nécessairement des spécialistes de l’histoire militaire, disposent d’outils facilitant l’exploration de l’affectif des soldats. Suivant ce sillon historiographique, la présente étude en constitue un exemple d’application.

Notes

1 Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, coll. « Point Histoire », 2004, p. 193.

2 Ibid, p. 196.

3 Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 122.

4 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao et Henry Rousso (dir.), La violence de guerre 1914-1945, Approches comparées des deux conflits mondiaux, Bruxelles/Paris, Éditions Complexe/IHTP-CNRS, 2003, p. 13-14.

5 Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre (1914-1918), Histoire et culture, Paris, Bayard, 2004.

6 L’Historial de la Grande Guerre de Péronne est à la fois un musée d’histoire sociale et militaire, d’art et d’ethnographie. Quatre parcours y sont proposés : l’architecture, la vie quotidienne, l’imaginaire et le circuit du souvenir. Son centre international de recherche, fondé en 1989, est présidé par Jean-Jacques Becker. Ses co-directeurs sont Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau. La présence d’un comité scientifique élargi comprenant des dizaines d’historiens de langue française, allemande, anglaise, italienne et russe témoigne de l’ouverture internationale du centre qui propose des colloques, des publications et distribue des bourses : < www.historial.org/fr/home_b.htm > (vérification: 30 novembre 2006).

7 Pour schématiser la polémique entourant la question du consentement, deux camps s’opposent. « L’école du consentement national » (Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau) soutient que les combattants ont consenti à la guerre par patriotisme. Cette idée s’oppose aux tenants de « l’école de la contrainte » (Frédéric Rousseau) qui place au premier plan le rôle de l’appareil de répression. Ce débat « interroge la méthode même de l’investigation historienne en reposant la question de la validité des témoignages », soutient Philippe Poirrier dans Les enjeux de l’histoire culturelle, op. cit., p. 196.

8 Pour l’ensemble des travaux récemment publiés, voir la bibliographie dans Antoine Prost et Jay Winter, Penser la Grande Guerre, Un essai d’historiographie, Paris, Seuil, coll. « Point Histoire », 2004.

9 Jean-Jacques Becker, 1914, Comment les Français sont entrés dans la guerre: Contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presse de la FNSP, 1977.

10 Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française (1914-1939), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 3 vol., 1977.

11 Voir André Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France, 4 tomes, Paris, PUF, 1992-1994 ainsi que les articles « La mort du soldat depuis la fin du Moyen âge », Revue historique, XCIX, 1975 et « Le moral des combattants, panique et enthousiasme », Revue historique des armées, 3, 1977. Pour une synthèse de ses travaux et une illustration de l’école française alliant l’histoire militaire, l’histoire sociale, l’histoire des relations internationales et l’histoire institutionnelle, voir La guerre, Essais historiques, [1995], Paris, Perrin, 2005.

12 John Keegan, The Face Of Battle, traduit en français sous le titre Anatomie de la bataille, Paris, Presses Pocket, 1993. Lire particulièrement l’introduction, p.13-47.

13 Victor Davis Hanson, Le Modèle occidental de la guerre, Paris, Les Belles Lettres, 1990.

14 Des batailles dites décisives ont ponctué l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, les tractations politiques, les manoeuvres militaires, les souffrances quotidiennes des combattants et des civils lors de la bataille de Stalingrad sont analysées par Antony Beevor, Stalingrad, Paris, Éditions de Fallois, 1999. V. D. Hanson scrute la bataille de Midway de l’intérieur dans Carnage et culture, Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Paris, Flammarion, 2002, p. 403-465.

15 Paul Fussell, À la guerre, Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, rééd., Paris, Seuil, coll. « Point Seuil Histoire », 2003.

16 Paul Fussell, The Boys’ Crusade, The American Infantry In Northwestern Europe (1944-1945), New York, Modern Library, 2003.

17 George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1999.

18 Ibid, p. 29-43.

19 Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, Retrouver la guerre, op. cit., p. 25.

20 Voir particulièrement l’article de Stéphane Audoin-Rouzeau « Massacres, Le corps et la guerre », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, tome 3, Paris, Seuil, 2006, p. 281-320.

21 Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao, Henry Rousso (dir.), La violence de guerre, op. cit., p. 24.

22 Omer Bartov, L’Armée d’Hitler, La Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1999.

 

Sébastien Vincent