Baptiste Ricard-Châtelain
Le Soleil

Difficile de croire que, durant la Première Guerre mondiale, nous avons emprisonné ici, dans la cave du manège militaire de Beauport, des «étrangers ennemis».
LE SOLEIL, PATRICE LAROCHE

(Québec) Nous nous sommes rendus sur place, nous avons emprunté l’escalier de bois casse-cou pour visiter le sous-sol, nous avons regardé de près les vieux murs de brique, de béton et de bois… aucune trace. Outre un bureau où se trouvait un militaire vêtu de son kaki, une salle de réunion, des espaces de rangement, aucun signe de l’usage trouble de ces petits locaux aménagés dans le soubassement de l’édifice. Difficile de croire que, durant la Première Guerre mondiale, nous avons emprisonné ici, dans la cave du manège militaire de Beauport, des «étrangers ennemis».

«Durant la Première Guerre, ici, c’était un camp d’internement des Ukrainiens», confirme notre guide, le sergent Denis Cornellier du 713e régiment des communications, une unité de la réserve des Forces canadiennes. «Le bâtiment est considéré historique.»

En entrant dans le modeste manège de 1375 mètres carrés, seule une plaque commémorative rappelle qu’il est devenu, peu après sa construction en 1914, le premier site d’emprisonnement permanent pour les «étrangers ennemis», essentiellement des ressortissants est-européens venus rebâtir leur vie chez nous. Au Québec, il y en aura trois autres : un sur le terrain de la garnison Valcartier, un autre à Montréal et un dernier à Spirit Lake en pleine forêt boréale, à 8 kilomètres d’Amos. Durant le conflit, le Canada sera garni de 24 camps d’internement.

Poursuivons notre visite du manège militaire de Beauport. L’essentiel du rez-de-chaussée de la construction de briques rouges est occupé par une grande salle de parade où les militaires s’entraînent. On y trouve également des bureaux, le service de recrutement ainsi que le mess des sergents et des adjudants. À l’arrière, une annexe de bois ajoutée en 1947 sert de rangement. Au deuxième, «le mess des jeunes» et le mess des officiers supérieurs. Finalement, au sommet, au troisième étage, encore des bureaux. Vraiment aucune manifestation du passé; tout a été rénové depuis la Première Guerre mondiale, depuis l’érection du bâtiment pour y loger l’ennemi.

À Valcartier aussi

«Il y a eu un petit contingent de civils internés à Beauport», nous explique par courriel le professeur Lubomyr Luciuk, du Collège militaire royal du Canada et membre actif de l’Ukrainian Canadian Civil Liberties Fondation. «Le camp a ouvert le 28 décembre 1914 et a été fermé le 22 juin 1916 (c’était dans le manège, où nous avons installé une plaque commémorative il y a quelques années). Des internements ont aussi été réalisés à la base de la milice de Valcartier du 24 avril au 23 octobre 1915 dans des tentes (il y a aussi une plaque à cet endroit). Le principal camp du Québec était toutefois à Spirit Lake [en Abitibi], où des centaines d’hommes, ainsi que des femmes et des enfants, ont été retenus entre le 13 janvier 1915 et le 28 janvier 1917. La plupart de ceux-ci étaient des Ukrainiens arrêtés dans la paroisse catholique St. Michael’s de Montréal.»

La métropole québécoise abritait d’ailleurs une station de tri dans les bureaux de l’immigration du gouvernement fédéral, ajoute M. Luciuk. Les prisonniers en attente d’un transfert vers les autres installations y ont été détenus du 13 août 1914 au 30 novembre 1918.

De «vrais» ennemis ont été incarcérés au cours du premier grand conflit international, raconte Lubomyr Luciuk. Ainsi, d’un océan à l’autre, autour de 3000 «véritables» prisonniers de guerre allemands, autrichiens et turques ont été emprisonnés. Leur crime? Leur pays était en guerre contre la mère patrie, l’Angleterre, donc en guerre contre le Canada.

L’histoire s’assombrit

Quelque 5500 autres résidants d’origine européenne, surtout des Ukrainiens, ont aussi été retenus dans un des 24 camps d’internement du Canada, enchaîne M. Luciuk. «Environ 80 000 de plus ont été forcés de s’enregistrer et de se présenter régulièrement en tant qu' »étrangers ennemis » à la police locale.» Leur crime? Ici, c’est plus compliqué. «Aucun de ces civils n’avait fait quoi que ce soit de mal. Ils ont été internés en tant qu' »étrangers ennemis » en vertu de la Loi sur les mesures de guerre seulement parce qu’ils venaient de l’ouest de l’Ukraine qui était occupée par l’empire austro-hongrois. Leur nationalité officielle était donc « Autrichien » quoique leur nationalité réelle, que leur identité ethnique, était « Ukrainien ». La même Loi sur les mesures de guerre a été utilisée durant la Seconde Guerre mondiale contre les Japonais, les Italiens et les Allemands canadiens. Et en 1970 dans votre province.»

«Pendant la Première Guerre mondiale, le monde était séparé en six, il y avait des alliances», ajoute Louise Fillion, la coordonnatrice du camp Spirit Lake, devenu un musée. L’Allemagne, L’Autriche-Hongrie et l’Italie, c’étaient nos ennemis. Nous, on était avec la Grande-Bretagne, la France, la Russie. Tous les immigrants de nationalité ennemie ont été mis en prison.»

La promesse d’une vie meilleure

Paradoxalement, beaucoup de ces immigrants étaient débarqués au début des années 1900, charmés par les promesses de vie meilleure du gouvernement canadien. Mais une fois la guerre déclarée, ils ont été victimes de racisme. «En temps de guerre, les ennemis, on peut faire n’importe quoi avec. Les gens leur crachaient dessus, les frappaient, assure Mme Fillion. Même dans les grandes villes, ils ne pouvaient pas travailler.»

Plusieurs ont donc été emprisonnés «pour le bien», pour les protéger. Ils ont été utilisés comme main-d’oeuvre gratuite. En Abitibi, nous leur devons le défrichement d’environ 155 acres de terres destinées à la colonisation. D’autres ont réparé des routes, aménagé des parcs… ou construit les baraquements où leurs compatriotes étaient enfermés.

À la guerre comme à la guerre, même des enfants étaient détenus. Des familles ont été dispersées, séparées, renchérit le cinéaste montréalais Yurij Luhovy qui a produit le film Freedom have a price, durant les années 1980, au sujet de ces camps. Ces gens quittaient leur pays d’outre-Atlantique, en quête de liberté, parce qu’ils voulaient fuir les militaires austro-hongrois. Arrivés ici, ils ont payé parce qu’ils avaient un passeport autrichien. «C’était la première Loi des mesures de guerre. Le gouvernement pouvait faire n’importe quoi.»

Un bronze témoigne du passé

Fin septembre 2006, l’Ukrainian Canadian Civil Liberties Fondation, l’Ukrainian Canadian Congress et la communauté ukrainienne de Québec ont organisé une petite cérémonie de commémoration au manège militaire de Beauport. Ils ont alors installé une plaque de bronze présentant un court rappel historique en français, en anglais et en ukrainien : «Au cours des premières opérations d’internement à l’échelle nationale au Canada de 1914 à 1920, des milliers d’Ukrainiens et d’autres Européens ont été emprisonnés à titre « d’étrangers ennemis ». Cette plaque commémore ceux qui furent détenus dans le premier camp d’internement du Québec, le manège militaire de Beauport, du 28 décembre 1914 au 22 juin 1916.» Malheureusement, même si elle avait été bénie au cours de la cérémonie, l’oeuvre d’origine n’a pas été protégée contre les voleurs de métal… Une copie a donc été produite. Elle est maintenant affichée à l’entrée du bâtiment, à l’intérieur. Une plaque similaire a été installée à la Garnison Valcartier de la Défense nationale, au nord de la capitale, qui a aussi accueilli des prisonniers. Si vous maîtrisez l’anglais et que vous voulez en apprendre un peu plus, une vidéo de la cérémonie est diffusée sur le site Web YouTube. Il est aisé de la trouver en cherchant à l’aide des mots-clés : Beauport Armoury.

Source : http://www.lapresse.ca/le-soleil/dossiers/quebec-souterrain/201208/05/01-4562570-la-cave-du-manege-militaire-de-beauport-la-prison-des-etrangers-ennemis.php