Selon Le Devoir
JEAN-FRANÇOIS NADEAU
Du jour au lendemain, l’innocence de la Belle Époque est traînée par les cheveux dans la boue des tranchées. Tout bascule dans l’horreur sans que personne puisse le prévoir. Le Dominion du Canada, colonie de la Grande-Bretagne, glisse lui aussi dans ce conflit qui est peut-être le plus complexe de toutes les guerres de l’histoire.
La Grande Guerre n’a pas deux ans encore lorsque, le 20 avril 1916, le philosophe anglais Bertrand Russell, parfaitement dégoûté, écrit une lettre sarcastique au Times. Il propose un projet « mille fois plus économique et humain que la façon dont on mène actuellement la guerre ». D’abord, dit-il, il faut voir à ce que les grandes puissances de l’Europe s’accordent afin que les garçons, lorsqu’ils atteignent dix-huit ans, soient placés dans trois classes différentes. « La classe constituée d’une moitié de ces garçons sera exécutée, sans douleur, dans une chambre mortelle. Quant aux deux autres classes, les membres de la première seront privés d’un bras, d’une jambe, ou d’un oeil, selon le bon vouloir du chirurgien ; les membres de la deuxième seront exposés jour et nuit à des bruits assourdissants, jusqu’à en provoquer une détresse nerveuse : folie, aphasie, cécité mentale ou surdité. Après quoi ils seront libérés et pourront former la population adulte de leur pays. »
Avec une cruauté presque égale à la caricature dessinée par Russell, l’Europe devient en 1918 le cimetière d’environ 20 millions de personnes en comptant les civils. Les souvenirs de l’horreur sont partout. Au Canada seulement, les soldats morts sont au nombre d’au moins 67 000, sans compter plus de 170 000 blessés. Découle de ce constat terrible la question habituelle posée de toutes les manières possibles et imaginables depuis un siècle : qui est responsable de cette boucherie ?
« On est continuellement à la recherche de coupables, d’éléments déclencheurs, de causes décisives », explique en entrevue au Devoir l’historien Christopher Clark, professeur en Angleterre à l’Université de Cambridge, une des plus grandes sommités en la matière. À ce titre, les Serbes et les Allemands sont souvent montrés du doigt. Mais les accusations pleuvent en fait dans tous les sens : « Des dizaines de milliers d’articles ont été écrits sur ce thème. »
Tout peut cependant être envisagé autrement, en partant du principe de l’égalité des vies humaines. En d’autres termes, « plutôt que de se demander qui est le coupable, il est plus que temps, explique Christopher Clark, de se demander pourquoi tout cela a pu arriver ». C’est ce que s’efforce de faire l’historien dans Les somnambules. Comment l’Europe a marché vers la guerre, un des ouvrages majeurs publiés sur ce conflit.
L’étroitesse nationale
« Ce qui me déprime le plus dans la vague commémorative de 1914-1918 est l’échec total d’une mémoire commune. L’Europe se montre incapable de se souvenir d’une manière européenne, dit-il. En fait, toutes les commémorations sont encadrées par les mémoires nationales. C’est déprimant parce qu’avec une perspective uniquement nationale, on n’arrivera jamais à rendre une explication adéquate de ce qui s’est passé. Or il aurait dû être possible à ce stade-ci d’envisager la commémoration autrement, de façon globale. »
Chercher encore un coupable vise plus à déculpabiliser les nations qu’à leur faire comprendre ce qui est arrivé de part et d’autre. « Les guerres n’apparaissent pas d’elles-mêmes. Elles font l’objet de choix. » La spirale meurtrière s’enroule doucement autour de sa proie, au milieu d’un champ de possibles pourtant assez vaste pour permettre d’y échapper. « Il existe beaucoup de situations ouvertes en 1914. Tout n’est pas fixé. Dans mon livre, j’ai placé les hommes d’État au milieu des analyses. Ces hommes ont une culture européenne commune très semblable. […] C’est une culture du prestige, du machisme, de la fermeté. Si on compare les hommes d’État de 1914 avec ceux de la génération précédente, les Bismark, Napoléon III et autres, il existe de grandes différences entre les deux. La génération précédente voulait être capable de ruser et de manoeuvrer à travers une politique simple qui consiste à réagir à des situations nouvelles. »
Mais à la veille de la Grande Guerre, c’est une tout autre histoire. « La masculinité est désormais très prisée, tout comme l’idée qu’il faut être résolu et déterminé. Ne rien concéder est une valeur en soi devenue très importante pour les dirigeants. Dans ce nouvel univers de référence où une culture de l’inflexibilité s’impose comme une vertu supérieure, de nouveaux gestes sont posés. »
Selon Antoine Prost, autre grand spécialiste de la période et responsable d’un rapport remis récemment au gouvernement français à propos de la réhabilitation des soldats fusillés « pour l’exemple », il y a même un certain mépris qui s’affiche en 1914 à l’égard du régime démocratique, que ce soit le modèle parlementaire britannique ou le modèle républicain. « Pour les Allemands notamment, il s’agit d’un type de régime médiocre, où l’on passe plus de temps à parler qu’autre chose, ce qui fait place à des régimes de parvenus », explique-t-il en entrevue au Devoir.
Faut-il en déduire que l’éducation sociopolitique plutôt machiste des dirigeants de 1914 est à la base du conflit ? « Ce n’est pas la cause de la guerre, affirme Christopher Clark,mais c’est une de ses conditions qui a certainement augmenté la tendance au conflit », explique-t-il. Les causes, estime Clark, sont plus complexes encore que ce que prétendait le grand historien allemand Fritz Fischer.
Les droits de la guerre
Antoine Prost souligne que la guerre de 1914-1918 pose d’un coup la question du droit des citoyens face à l’État. « De quel droit l’État me demande-t-il de faire le sacrifice de ma vie ? Cette question conduit alors les citoyens à réclamer plus de droits » et à modifier en conséquence la conduite des États.
Au Canada, les femmes dont les maris sont partis à la guerre obtiennent le droit de vote tandis qu’on le retire aux objecteurs de conscience. « Le fait d’aller se battre n’est plus l’affaire d’esclaves qu’on envoie dans la fausse aux lions. L’assistance aux mutilés de guerre devient par exemple un droit. En somme, la guerre est un moment de l’histoire où ces questions de droits ne peuvent plus être éludées comme avant », explique Prost.
Cette guerre est même le creuset d’une identité nationale pour plusieurs colonies. Christopher Clark estime que, dans l’Empire britannique, le conflit valorise la place des dominions. « Pour l’Australie, c’est même le moment constitutif par excellence de l’identité nationale. » Au Canada, il n’est pas anodin d’observer que le Sénat se réunit dans une enceinte entièrement décorée avec des représentations des principales batailles de la guerre de 1914-1918.
Pour Antoine Prost, cette guerre fait aussi réfléchir à la difficulté d’éviter les conflits « si les États peuvent continuer de tout faire ». On comprend alors qu’il faut, d’une certaine façon, encadrer la souveraineté. « C’est le sens de la création de la Société des nations », cet ancêtre de l’ONU, dont le Québécois Raoul Dandurand sera l’un des présidents. « Les nationalités ne disparaissent pas, mais c’est au moins le début d’une internationalisation. »
En parler encore
Pas une année depuis la fin de cette guerre sans que des ouvrages et des articles multiples retournent dans tous les sens une ou l’autre des questions que pose ce conflit. Reste, au-delà de ça, qu’« il ne faut pas oublier le sacrifice immense de ces gens morts, croit Christopher Clark. Ce serait inhumain d’oublier. Il y a une obligation morale. »
Le professeur de Cambridge doit son intérêt initial pour cette guerre à des discussions avec son grand-oncle en Australie. « J’avais sept ou huit ans. Je parlais avec mon grand-oncle Jim, blessé en France en 1917, dans le nord-est. Il avait participé à la bataille de Passchendaele. Je lui ai demandé comment c’était. Il existait selon lui deux types de soldats. Ceux prêts à y aller et ceux qui avaient peur. « Et toi, à quelle catégorie appartenais-tu ? » « Moi, j’avais peur », m’a-t-il dit. Mais il ajoutait que la différence entre ceux qui voulaient y aller et les autres était que les premiers chiaient tout de suite dans leur froc et les autres plus tard. »
Comme beaucoup d’anciens combattants de partout, ce vieil homme ne supportait pas, au sortir de la guerre, « les grands bruits ou les feux d’artifice… Quand j’ai vu dans les livres les chevaliers du Moyen Âge et que je les comparais à ce que je savais de la guerre de 14-18, j’ai compris très tôt que nous n’étions pas les premiers, ni les seuls à souffrir. »
À l’université, ce conflit l’intéressera encore « parce qu’il représente un énorme défi intellectuel pour comprendre la crise la plus complexe à l’époque moderne ».