Par Sébastien Vincent
Texte inédit

Jacques Dupuis au Corps École d'Officiers canadiens de l'Université de Montréal.

Jacques Dupuis au Corps École d'Officiers canadiens de l'Université de Montréal.

Cher M. Dupuis,

Votre douce compagne Estelle m’a joint au téléphone cette semaine.

En entendant sa voix brisée, j’ai su.

Oh, je m’attendais à l’inévitable. Les dernières années furent éprouvantes pour vous. Quand on ne se souvient plus comment dire « je t’aime ». Quand on a oublié les noms des proches. Des proches serrés dans vos bras avec toute l’affection dont je vous savais rempli, avec toute la douceur qui était la vôtre.

J’ai encaissé les mots prononcés par la belle et fière Estelle.

La vie vous a quitté le dimanche 25 mars 2012 à l’hôpital pour anciens combattants de Sainte-Anne-de-Bellevue. Ou peut-être est-ce vous qui avez lâché la vie, qui êtes passé de l’autre côté de la rive. Peu importe. Votre souvenir tiendra pour toujours une place dans ma mémoire. À jamais? Jusqu’à cette terrible nuit du moins où, peut-être, la mémoire me quittera à mon tour.

Je me rends aujourd’hui à vos funérailles pour vous dire une ultime fois : « Merci, cher M. Dupuis ».

Je me remémore notre première rencontre organisée à l’été 2000 par Sylvie Proulx, travailleuse sociale attentionnée de l’hôpital Sainte-Anne. Vous oeuvriez alors comme bénévole dévoué dans le soutien apporté à vos frères d’armes. Je voulais rencontrer un vétéran, sans autre but que celui d’échanger avec quelqu’un qui avait entendu les détonations des canons, vécu la guerre, plongé dans le chaos. Vous aviez accepté de bonne grâce l’invitation lancée par votre bonne amie Sylvie. Curieuse idée, trouviez-vous, que celle de rencontrer un jeune trentenaire, étranger de surcroît, curieux de discuter avec un ainé qui aurait pu être son grand-père.

Vous ignoriez, et je ne le savais pas non plus, que c’est justement le rôle que vous alliez remplir à mes yeux, les deux miens étant partis, déjà.

En cette journée ensoleillée, vous êtes arrivé devant moi, fier et droit, canne à la main, votre album de guerre sous le bras. Vos cheveux blancs, fournis, votre moustache aussi. Et surtout votre lumineux sourire. En revenant chez moi, après plus de deux heures de passionnants échanges nourris des pages foisonnantes de l’album que vous aviez créé avec votre mère dès votre retour d’Europe en 1946, ma tête tournait. En roulant sur la 20, qui porte désormais le nom d’ « Autoroute du Souvenir », comme quoi la mémoire québécoise se montre un peu moins défaillante depuis plus d’une décennie en ce qui a trait aux vétérans, je me suis dit que vos souvenirs de guerre, et ceux de vos semblables, ne devaient pas s’évaporer dans les méandres du temps. Préserver quelques voix qui voudraient bien partager leur expérience du champ de bataille, plus de soixante après en être revenu.

Des voix d’hommes que la guerre poursuivait parfois encore jusque dans leurs rêves.

Pourquoi, au fait, les générations qui m’avaient précédé ont si peu écrit sur vous, les engagés volontaires?

Ainsi m’est venue l’idée de relater vos souvenirs d’artilleur du 4e Régiment d’artillerie moyenne. Vous êtes débarqué en Normandie quelques jours après le Débarquement, vous avez combattu en qualité de capitaine en Belgique, en Hollande et en Allemagne. Je vous dois l’inspiration initiale de ce livre que j’allais coiffer d’un titre que je trouvais à-propos : Laissés dans l’ombre. Un seul regret m’habite aujourd’hui, quand je regarde sa couverture : je suis désolé de n’avoir pu rencontrer davantage de vos frères d’armes.

Dès lors, j’ai su que votre rencontre allait se révéler marquante pour moi. J’ai compris en apprenant à vous connaître que toute épreuve peut se transformer en une expérience positive. Que la minorité francophone québécoise en Amérique n’a d’autre choix que celui de tendre vers l’excellence. Qu’il est possible de bien vieillir, du moins pour un moment. Vos paroles m’ont guidé, éclairé pendant plus d’une décennie, avant que le voile n’enveloppe complètement votre mémoire. Calme, serein, douceur dans les paroles, vous avez incarné un modèle. Vous le demeurez. Vous avez partagé quelques moments forts de ma vie, notamment celui de mon mariage. Vos bras ont tenu mes petites filles au moment où la mémoire vous abandonnait un peu plus à chaque jour. Votre sourire, lui, traversait l’espace. Nous leur disions, mon épouse et moi, que nous allions rendre visite à un « vieux soldat ».

Passage des générations.

J’ai écrit dans la dédicace de Laissés dans l’ombre : « Ensemble, écoutons ce concert de voix qui bientôt nous parviendra de l’autre rive ». C’était en 2004. Vous voilà arrivé de l’autre côté. De là, puissiez-vous entendre ce témoignage de tendre affection à votre égard. En plissant les yeux, peut-être verrez-vous ces larmes qui embuent les miens au moment où je vous écris, une fois encore : « Merci, cher M. Dupuis ».

Sébastien Vincent