Par Gilbert Boulanger, DFC

Texte inédit

Suite de Le mitrailleur Gilbert Gilles Boulanger raconte son engagement militaire. 

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Cinq jours ont passé depuis que le  Navire SS Ranchi a quitté Liverpool. Que d’événements se sont produits depuis mon départ. Avec tristesse et déchirement, j’ai quitté Marie restée à Londres le 29 avril 1945 afin de revenir au Canada.

Convoqué vers la mi-avril par le Ministère de la défense à Londres, on m’avisa alors que mon poste d’officier de liaison à Bournemouth n’aurait pas de suite. C’était sans surprise, étant donné que la victoire sur le l’Allemagne paraissait assurée, à moins que l’arme secrète qu’Hitler avait promis à son peuple ne vienne contrer nos espoirs.

Le 29 avril, Mussolini et sa maîtresse Claretta Capeci qui refusait de l’abandonner furent fusillés par les  maquisards italiens. Pour satisfaire la haine de ses supporteurs, Benito et Claretta furent pendus par les pieds devant une foule vengeresse sur une place publique à Milan. Quelle rétribution ignoble exige la colère des prophètes qui n’ont pu livrer des promesses insensées à la foule!   

Arrivé à Liverpool, je me rendis au camp militaire de Damhead en attente de notre embarquement sur le Ranchi. Nous apprenons que l’armée allemande a été défaite en Italie et qu’Hitler s’est suicidé. Ces drames indiquent la fin prochaine du conflit, ce sera marquera le dénouement de la plus grande folie de tous les temps. Le règne chimérique des nazis, ce règne du nationaliste-socialisme promis par Hitler devant durer mille ans, n’aura duré finalement que mille jours, mais aura détruit l’Europe.

Sur les quais, des fanfares de l’Armée anglaise entonnèrent des airs de Vera Lynn, notre muse anglaise. Les musiciens, sans arrêt, jouaient des We will meet again, The White Cliffs of Dover et des When the lights go on again. La larme à l’œil, les soldats fredonnaient ces airs avec enthousiasme pendant que les marins larguaient les amarres. Accoudé au garde-fou, j’observais les manœuvres. Je voyais le navire lentement, si lentement, s’éloigner des quais. Un serrement de cœur me prit à  la vue du Ranchi qui se détachait de l’Angleterre. Mon cœur s’agitait, hurlant sa peur : « Tu ne reverras plus Marie… Tu aurais du rester avec elle ». De nouveau, la fanfare entonna ce refrain d’espoir et mon âme se calma.    

– We’ll  meet again. Don’t know when! Don’t know where! But, we’ll meet again, some sunny day!

À la vue du Ranchi quittant le quai, j’éprouvais la sensation que le navire m’arrachait de ma bien-aimée, de ses bras, de son corps. Je quittais  l’Angleterre, la guerre, mes frères d’armes. Je me séparais de ma famille militaire. Maintenant libéré de ses amarres, les remorqueurs pointaient le navire vers la mer d’Irlande afin  qu’il aille rejoindre un convoi pour la durée de la traversée de l’Atlantique.

Qu’allait être mon destin à compter de maintenant?

Le roulis du navire berçait ma rêverie. Je revoyais mes années d’enfance. Je ressentais profondément la perte de Maman alors que je n’avais que huit ans. En grandissant, je n’ai pu me délaisser de cette grande tristesse. Bercé par le roulis qui, d’un instant à l’autre, sans changer de cadence, me dévoilait la mer et me faitsait ressentir ses vagues, le ciel et les nuages. Je fus saisi d’émotion à la pensée que tout ce temps passé à la guerre, inconsciemment, ma mère avait été avec moi, dans moi. 

Dans de tels moments de frayeur, de danger, c’est la mère que les enfants, que les hommes, implorent. Je me souvenais que lors de moments troubles vécus au-dessus du bruit des moteurs du bombardier, seul dans ma tourelle, parcourant les nuits infernales de l’Europe occupée, j’entendais dans mes écouteurs ma voix implorer son nom.  

L’annonce par le stewart  que le thé serait servi dans quelques minutes me tira de ma léthargie. Même si le navire était escorté par des destroyers américains sous le commandement d’un amiral américain, la tradition britannique impériale était respectée.  

– Gentleman the  The Four Oclcock Tea is served

Il était  4 h de l’après-midi.  

Les passagers provenaient de tous les coins de l’Empire. Des militaires, des civils. Contrairement à ma nature, je demeurais à l’écart n’ayant aucune envie d’échanger avec qui que ce soit. Pour la première fois, je m’inquiétais de ce qui allait advenir de moi. La guerre terminée, je n’aurais plus le statut d’officier et les privilèges qui s’y rattachaient. Un jour, bientôt, je quitterais l’aviation canadienne. Je ne serai splus personne. La grande aventure serait terminée. 

Pendant cinq ans, j’avais été un employé temporaire de mon pays. Le destin m’avait favorisé. Je revenais sain et sauf à la maison. Je retrouverais ma famille intacte. N’étant pas été blessé, je ne recevrais pas de pension. J’étais marié, sans profession, des études inachevées. Mitrailleur était mon métier. Je me rendais soudainement compte que d’autres défis se pointeraient bientôt et je sentais la crainte envahir mes pensées devant tant d’inconnu. Pourtant, on n’en avait pas fini des dangers. Les sous-marins allemands, encore nombreux  dans l’Atlantique, pourchassaient les convois.

Nous étions à quelques jours de notre arrivée à Halifax. Le navire ne transportait  guère plus de 300 passagers. Quel confort comparé à ma traversée en décembre 1942 sur le Queen Elisabeth alors que nous étions 15 000 à son bord. Nous avions, entre autres, un repas aux douze heures. Sur le Ranchi, les boys de service sont des Hindous et nous bénéficiions de trois repas par jour dans les différentes salles à manger. La salle à manger de la première classe était réservée aux officiers.

Le 8 mai 1945, à quelques jours d’Halifax,  une voix tonitruante dans les hauts parleurs demanda notre attention. Monsieur le capitaine Stewart, Master of the SS Ranchi, de la Peninsula & Oriental Line,  allait nous adresser la parole:  

– Messieurs, je vais vous lire un extrait des ordres réguliers de notre navire, série # 8 Page # 1, le 8 mai 1945… Ce jour est celui de la Victoire! À 13 heures aujourd’hui, heure du navire, le Premier ministre de l’Angleterre, l’Honorable Winston R. Churchill annonce la capitulation sans conditions de l’Allemagne face aux Alliés. Que Dieu vous bénisse ainsi que vos familles.

Pendant quelques secondes, il y eut silence. Comme si on reprenait son souffle. Il y eut peu de cris de joie, mais des échanges de poignée de main. Sans plus. Le moment tant attendu semblait irréel.

Je fus pris d’un vertige incompréhensible. Appuyé au bastingage, j’interrogeais la mer avec anxiété. Que se passait-il? Je ne savais quoi. Mes angoisses se perdaient dans mes pensées. Soudainement, je comprenais :

J’étais  LIBRE! Un homme LIBRE !

À peine quelques heures auparavant, il était de mon devoir de tuer mon ennemi. Maintenant, si je tuais je  devenais un criminel.

Depuis minuit, j’étais LIBRE.

La voix de Vera Lynn transmise par les hauts-parleurs du navire envahit le pont du plus beau des  cantiques… Cette  voix  chaude, pleine d’émotion, vibrait dans mes oreilles, envahissait mes sens, s’immisçait dans mon cerveau, mon cœur et inondait mon âme. 

-When the lights  go on again all over the world. 

Après cinq ans de guerre, l’humanité sortait des ténèbres.

Appuyé au garde-fou, j’offrais à la mer toutes les larmes de mon corps. 

Per ardua ad astra.  

À travers l’adversité, j’irais vers les étoiles…

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Pour un temps limité, nos lecteurs peuvent visionner l’excellent documentaire Gilbert Boulanger, aviateur de guerre sur le site Tou.tv. Cliquez sur l’image pour y accéder.

Gilbert Boulanger
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