Jean-François Nadeau
Le Devoir, 10 mars 2018
S’il faut en croire William Johnson, 87 ans, la vie de René Lévesque serait tissée de mensonges. Depuis des années, l’ex-chroniqueur du journal The Gazette traque les faits et gestes de l’ancien premier ministre dans un franc dessein d’opposition politique. Loin du simple billet d’humeur dont on reconnaîtrait d’emblée la couleur, l’ancien président d’Alliance Québec vient de publier, sur le Web, un portrait à charge, René Lévesque’s Tall Tales of War, qui met en cause l’exactitude des souvenirs de guerre de Lévesque.
Dans ce texte de trente pages, Johnson s’emploie à démontrer que Lévesque a largement réinventé son inscription dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Son récit ne franchit pas l’épreuve des faits, soutient l’ancien président d’Alliance Québec, qui se présente désormais comme membre de la tribune de la presse à Ottawa.
Au château d’Itter, dans le Tyrol autrichien, lieu d’une très violente et étrange bataille, Lévesque n’aurait pas eu l’occasion de parler à d’importants prisonniers français issus du monde politique comme il le prétend. Il ne serait pas non plus tombé nez à nez avec le maréchal nazi Hermann Goering. Au camp de concentration de Dachau, Lévesque a affirmé être arrivé quinze minutes après que la garnison eut fui. Faux, clame Johnson, en citant des récits d’époque. Enfin, Lévesque a plusieurs fois prétendu avoir vu en Italie les corps outragés de Mussolini et de Clara Pettaci. Or Lévesque se trouvait à ce moment-là en Allemagne. En un mot, en racontant ses souvenirs, René Lévesque aurait beaucoup raconté la guerre, mais pas forcément sa guerre.
Pierre Godin, le biographe le plus important de Lévesque à ce jour, ne souhaite pas commenter en détail les affirmations de Johnson. « Ma lecture du périple de Lévesque durant la guerre et de son entrée à Dachau repose en bonne partie sur ses nombreuses lettres à sa famille écrites à chaud, sur le terrain — du solide, quoi —, dont celles à sa mère Diane Dionne, à sa soeur Cécile Proulx-Lévesque, à sa tante Marcelle Pineau-Dionne, à son ami Claude Marceau et à Mgr Paul Joncas. » Godin a aussi tenu compte, dit-il au Devoir, des « confidences à sa femme, Corinne Côté-Lévesque ». Mais toutes ces sources tiennent en somme aux dires de Lévesque seul. Plusieurs sont même postérieures aux événements évoqués.
Retour en arrière
Le 8 mai 1985, René Lévesque se lève en chambre pour évoquer ses souvenirs à l’occasion du 40e anniversaire de la fin de la guerre en Europe. Il dit : « Le très “junior war correspondent” qui vous parle […] croit se rappeler qu’il se trouvait dans le bout d’Innsbruck […]. Je me souviens de quelques incidents, comme quand on a ramassé le maréchal Goering au coin d’un bois. M. Borotra, l’ancien champion coureur, est arrivé sur la route en pleine forme pour nous dire d’avertir l’armée française, nos voisins, qu’il y avait des anciens premiers ministres, M. Reynaud, M. Daladier, etc., qui étaient dans un château pas loin et qu’ils attendaient avec impatience de pouvoir en sortir. Puis, peut-être le souvenir le pire de la fin de la guerre, c’était quelques jours avant ce 8 mai, cela a été l’ouverture du camp de concentration de Dachau, une espèce de cauchemar vivant qui faisait vomir. J’ai vu un caméraman à côté de moi qui a été obligé de sortir deux fois pour se soulager. »
Selon Pierre Anctil, historien de l’Université d’Ottawa, spécialiste de l’histoire juive, « les preuves directes et indubitables de la présence de René Lévesque à Dachau — le jour même de la libération — n’ont pas été établies à ce jour. Il faudrait une enquête très pointue pour y arriver et une comparaison entre différents écrits journalistiques produits ce jour-là, sans compter les photos officielles qui sont abondantes ». Johnson a emprunté en partie cette voie pour montrer que ce qu’affirme Lévesque ne concorde pas a priori. Il ne dit pas que Lévesque n’est pas allé à Dachau en avril 1945, mais il remet en cause, en comparant différents récits, qu’il y soit entré, comme il le prétend, quinze minutes après que les derniers gardiens du lieu eurent fui.
« C’est très difficile, dans les circonstances où se trouvaient les journalistes à Dachau le jour de la libération, de conclure aussi facilement, et sans une recherche approfondie, que Lévesque ne s’y trouvait pas, explique Anctil. Il est probablement tout aussi difficile d’affirmer avec certitude que Lévesque y était. »
Il est d’ailleurs facile d’expliquer que le nom de Lévesque n’apparaît pas au nombre des journalistes qui entrent les premiers à Dachau, croit Pierre Godin. « Normal, car à Dachau, Lévesque n’était pas journaliste comme tel, mais militaire, c’est-à-dire lieutenant junior assigné à l’info et à la contre-propagande dans l’armée américaine. »
Passé et présent
Le passé est toujours envisagé selon des positions occupées dans le présent. À quoi pense Lévesque en 1986 lorsqu’il rédige ses souvenirs au sujet de Dachau ? Cette portion de ses mémoires le conduit à dénoncer les négationnistes de tout acabit. Lévesque écrit : « Des gens, qui osent se proclamer néonazis et savent que la mémoire est une faculté qui oublie, vont jusqu’à soutenir que rien de tout cela n’est vraiment vrai. » Il ajoute : « Je vous assure qu’elle était pourtant bien réelle, dans son irréalité de cauchemar, cette chambre à gaz dont les serveurs s’étaient sauvés en nous laissant leur dernier stock de corps nus comme des vers, d’un blême terreux. »
William Johnson regarde les choses autrement. « De son vivant, comme depuis sa mort en 1987, René Lévesque a toujours été tenu comme un homme vrai, un homme qui ne mentait jamais. Ma recherche méticuleuse démontre le contraire. Il mentait souvent, et même quand il s’agissait des fondements de l’État. »
Johnson observe que le récit que Lévesque fait de la libération d’Édouard Daladier et de Paul Reynaud au château d’Itter présente des incongruités importantes. La scène de bataille était telle, explique-t-il en citant des sources militaires, qu’il est impossible que Lévesque n’en ait pas fait mention, ce qui tend à prouver qu’il n’a pas assisté du tout à la scène. Ce n’était d’ailleurs pas un célèbre joueur de tennis, Jean Borotra, comme le prétend Lévesque, qui aurait ce jour-là servi de messager, toujours selon les archives militaires.
En 1986, dans ses mémoires, Lévesque fait suivre cette histoire d’une autre où le maréchal Hermann Goering, homme fort du régime d’Hitler, lui tombe dessus comme par enchantement. Pourtant, en 1973, à l’historien Jean Provencher, Lévesque disait ne pas avoir été là au moment de la reddition de Goering, mais être arrivé sur les lieux trente minutes plus tard. Lévesque avait-il une conception plutôt fantaisiste du récit historique tel qu’on le pratiquait aussi dans le journalisme, du moins au temps où y brillaient de grands reporters comme Joseph Kessel ?
Johnson affirme au Devoir être le premier à mettre en doute les épisodes de Dachau, du château d’Itter et de la rencontre impromtue avec Goering. Dès 1986 pourtant, Robert McKenzie, du Toronto Star, avait relevé l’invraisemblance de l’histoire de Goering. La même année, Benoit Aubin avait écrit dans The Gazette que Lévesque mentait à ce propos. L’animateur-vedette Pierre Pascau, dans un texte publié par La Presse, soulignait que Lévesque racontait depuis longtemps avoir vu à Milan le cadavre de Mussolini et en Allemagne le maréchal Goering sortir d’un fourré. « M. Lévesque avoue aujourd’hui qu’il n’a pas vu ces choses et qu’il est arrivé aux endroits qu’il décrit peu de temps après les événements. Curieux phénomène ! Un trou de mémoire d’habitude nous fait oublier quelque chose que nous savons déjà, mais ne nous fait pas nous souvenir d’une scène à laquelle nous n’avons jamais assisté. »
Selon Pierre Godin, Lévesque fait cependant bel et bien partie d’un groupe « de journalistes alliés qui ont recueilli la dernière confession » de Goering, peu après son arrestation. Il ajoute que « Lévesque lui-même a rectifié ou nuancé certains faits concernant Mussolini et Goering relevés par Johnson, attribuant sa méprise aux caprices d’une mémoire défaillante. De sorte que le soi-disant inédit de Johnson là-dessus n’est finalement que du réchauffé ».
À quel point la mémoire de René Lévesque avait-elle pris des libertés avec l’histoire ? Quand Lévesque revient d’Europe en 1945, il monte à bord du paquebot Queen Mary, montre Johnson. Mais dans ses mémoires, Lévesque écrit plutôt qu’il était à bord du Normandie…